« Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. » Terribles paroles. Parole d’Evangile ? La parabole a ses limites. Pierre pose la question du pardon, Jésus répond en parlant du Royaume des cieux et en racontant une histoire de dette. Et la dernière parole fait froid dans le dos. En plus d’avoir déjà encouragé à la délation, d’avoir mis en avant un maître qui change d’avis et revient sur son engagement, voilà l’amour du Père du ciel réduit à la loi du talion. Dieu ne pardonnerait-il qu’à la mesure de nos pauvres limites ? Dieu pardonnerait-il sous condition ? Ce sentiment peut habiter notre cœur. Il faudrait que je me rachète, pour que Dieu me pardonne. Encore une histoire de dette et de rachat. Nos vies et la paix de notre cœur soumis à la loi du marché. Sans compter les choses impardonnables. Chacun positionne le curseur où il le veut, où il le peut, mais curseur, il y a toujours. Qui peut pardonner le mensonge, le meurtre, le viol, et bien d’autres choses encore ? Alors Dieu, aussi étroit que notre cœur ? Il ne serait plus le Dieu du pardon, le Dieu « lent à la colère et plein d’amour » dont parlait le refrain du psaume, « celui qui n’agit pas envers nous selon nos fautes, ne nous rend pas selon nos offenses. » Dieu serait-il un dieu mesquin, calculateur, comptable ? Après tout, même la prière du Notre Père peut nous indiquer cette compréhension : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. »
Mais la parabole est un style littéraire qu’il ne faut pas lire au premier degré. A la question du pardon, Jésus répond par une histoire de dettes à rembourser. De dette impossible à rembourser, ni pour le serviteur qui doit 60 millions de pièces d’argent, ni pour celui qui en doit 100. La dette est la dette, et elle est là. Béance. Ouverture. Vide impossible à combler. Reviennent en tête les mots de Saint Paul que nous entendions dimanche dernier : « Soyez toujours en dette d’amour mutuel. » Invitation originale à ne pas chercher à rembourser trop vite le manque, à ne pas combler trop vite le vide, l’espace. Non seulement à ne pas le combler, mais à le cultiver. A le reconnaître. A le creuser. Peut-être que plus qu’une histoire de faire justice (bien qu’il faille la justice pour que le pardon puisse être accueilli pleinement et que l’avenir puisse s’ouvrir), peut-être est-il est question, ici, plus fondamentalement, de vie. De vie ensemble. Peut-être est-ce dans la reconnaissance de cette dette d’amour mutuel, de ce iatus, de cet « entre-deux » que toutes nos relations peuvent se tisser dans l’amour – et aussi notre relation avec Dieu. Et s’équilibrer. Et trouver leur respiration, leur contemplation. Peut-être est-ce là, dans l’espace de cette dette – l’espace qu’est cette dette, que peut s’inviter le véritable amour, celui qui seul peut habiter sainement cette béance – ce désir. Rappelons-nous encore la fin de l’évangile de dimanche dernier : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. » Au milieu. Là-même où il y a l’espace à Dieu pour être. Là-même où la dette est manifeste, apparente, béance, là-même où elle est entretenue car condition de possibilité de cette présence divine. Nous ne pouvons être le tout de notre vie. Ni l’alpha, ni l’oméga, ni le chemin. « Aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Ainsi, dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur », écrit Saint Paul. La dette est la dette, et elle est heureuse. Elle nous tourne vers le Seigneur de tout amour qui seul peut la combler de façon juste – et ainsi faire justice à chacun, dans sa miséricorde. Indispensable pardon, à recevoir de Lui.
A la question de Pierre sur le pardon, la parabole de Jésus nous apprend à vivre ensemble. Ensemble en communauté de disciples du Christ, ensemble en société. Elle nous apprend à ajuster nos relations les uns avec les autres. A ne pas chercher à tout rembourser de ce que nous nous devons les uns les autres, mais à nous reconnaître dépendant les uns des autres, dans l’action de grâce pour les dons de chacun et pour l’Amour divin qui nous unit. L’inverse pourrait si facilement nous mener à « la rancune, à la colère ou à la vengeance », comme il est dit dans le livre de Ben Sira le Sage ! Parce qu’alors naîtrait une pression qui nous étranglerait, comme l’est le serviteur livré au bourreau.
La réponse de Jésus fait sauter tous les calculs toujours trop étroits. Le pardon n’est pas décompte d’apothicaire. Il sait, lui, que nous serons toujours en dette, et il ne s’en affole pas. Il continuera d’appeler Judas « son amis », d’appeler Pierre à la mission, d’accueillir les pécheurs que nous sommes. Il nous invite simplement à lui laisser l’espace. Un espace infini – « jusqu’à 70 fois 7 fois » – pour être présent au milieu de nous. Pour nous faire grandir en humanité. Pour nous rassembler et nous lier les uns aux autres – pour faire de nous son Eglise. Il ne nous demande pas l’impossible, il ne réduit pas son action à nos limites, il vient nous chercher là où nous sommes : dans cette heureuse dette qui lui permet d’être au milieu de nous et de nous recevoir les uns des autres, et ensemble de Lui.
Que cette dette d’amour mutuel nous guide jour après jour pour apprendre à nous laisser renouveler par son pardon, par sa puissance d’amour miséricordieux. Qu’elle nous fasse devenir au cœur du monde un Corps livré dont l’amour à offrir est aussi grand que la dette que nous reconnaissons « du fond de notre cœur. »
Amen.
P. Benoît Lecomte
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