Faut-il se laver les mains avant de passer à table ?
Grâce à notre éducation et peut-être aussi à la pression sociale, il ne nous faudra pas deux secondes pour répondre positivement à cette question. Et si l’on poursuivait en se demandant pourquoi, à peine deux secondes supplémentaires seraient nécessaires pour répondre : « évidemment, pour éliminer un maximum de microbes ».
Eh bien, chers frères et sœurs, dans cette réponse qui nous paraît naturelle, on peut découvrir le FOSSÉ qui nous sépare des scribes et des pharisiens de l’évangile. Car, comme nous nous en doutons, la raison pour laquelle ils viennent titiller Jésus sur le lavage de mains n’a rien de sanitaire ni d’hygiénique… On le pressent, la raison qui sous-tend cette controverse est proprement religieuse !
Pour la comprendre, il faut que nous nous arrêtions sur un mot plusieurs fois répétés dans l’évangile de ce jour. Il s’agit du concept de « pureté » qui est de nos jours majoritairement utilisé pour qualifier une chose qui est sans souillure, qui n’est pas polluée ou contaminée. On le dit par exemple de l’air de la campagne ou de l’eau des torrents.
Evidemment, ce sens n’est pas absolument étranger à la tradition biblique. Mais, je crois que s’il on en reste là, on ne peut pas comprendre le fond de la problématique. On ne peut d’ailleurs pas non plus comprendre pourquoi les juifs déclarent la vache et le mouton purs alors que le chameau, le lièvre et le porc ne le sont pas.
En fait, pour accéder au sens profond de ce concept de pureté, il faut que nous entrions dans une autre logique culturelle. Car dans le judaïsme comme dans bien des religions anciennes, la pureté est proprement RELIGIEUSE, au sens premier du terme : c’est la disposition requise pour pratiquer le culte. Déclarer quelqu’un pur ou impur, cela ne revient pas à séparer le bon du mauvais. Ainsi lorsque certaines personnes, certains animaux ou objets sont déclarés purs, cela veut simplement dire qu’ils sont aptes à servir au culte. D’autres ne le sont pas, non parce qu’ils seraient moins bons, mais, le plus souvent, parce qu’ils comportent en eux des éléments mélangés. Or, dans CETTE conception du sacré, Dieu, qui est le tout-Autre, ne peut pas être servi par des réalités mélangées. Le problème du chameau ou du lièvre n’est pas qu’ils seraient moins bons que les autres… Mais ce sont des ruminants qui n’ont pas le sabot fendu, ou pas jusqu’au bout. Le porc, à l’inverse, a bien le sabot fendu… mais ce n’est pas un ruminant. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est la raison pour laquelle ces trois animaux sont rendus impropres à l’offrande des sacrifices, et donc, par extension à la consommation.
Il faut comprendre que dans cette logique religieuse, la manière de manifester que quelque chose est sacré, c’est en le mettant à part, en le séparant de ce qui est profane. On en a une parfaite illustration lorsqu’on lit la Genèse. Comment Dieu crée-t-il ? En séparant ! Il sépare le Ciel et la terre. Il sépare le jour et la nuit. Il sépare la mer de la terre. Ce qui est divin est séparé de ce qui ne l’est pas. Et donc les choses terrestres qui servent pour honorer Dieu doivent être elles aussi séparées des autres, dans leur constitution même, c’est-à-dire ne pas être mélangées. Si cela n’est pas possible, alors elles doivent être purifiées.
C’est bien dans cette mentalité-là que baignent les scribes et les pharisiens de l’évangile. Car, au fil des siècles, cette distinction entre le pur et l’impur n’est pas restée cantonnée aux affaires cultuelles. L’ensemble de la vie du peuple élu est régie par toutes sortes de règles qui ont pour but de préserver cette distinction entre Dieu et le monde. Ainsi, le repas étant un moment important de la vie des hommes, que l’on pourrait qualifié de sacré, les ustensiles qui servent à se nourrir doivent être purifiés avec de l’eau. Même s’ils sont propres… Là n’est pas la question. Mais cette purification vient établir une séparation, une distinction entre le moment du repas et autres activités de la journée. Idem pour le lavage des mains puisque ces dernières servent à toutes les activités humaines, les plus nobles comme les plus viles. On revient ainsi à la question qui ouvrait cette homélie.
Je m’excuse, chers frères et sœurs, d’avoir été si long. Mais je crois que ce petit détour culturel était nécessaire pour comprendre que l’évangile de ce jour ne traite pas d’un sujet annexe. Si on se place dans cette ère culturelle, on saisit bien vite que Jésus, dans l’évangile de ce jour, jette un pavé dans la mare ! Il ne se permet pas seulement de contredire des traditions séculaires. Il ose changer la définition même du concept de pureté qui régit la relation à Dieu en le rendant intérieur, et donc moral. Comment le peut-il ? Uniquement parce qu’il est le Dieu fait homme !
Alors que les hommes cherchaient de toutes leurs forces comment se purifier pour lui rendre un culte, dans la Personne de Jésus, Dieu a décidé de franchir lui-même l’infinie distance qui le sépare de la création en se faisant homme ! De telle sorte que la définition même de pureté rituelle vole en éclats. On comprend que ça les remue, ces braves scribes et pharisiens ! Car à travers ce qui les oppose à Jésus, la question qu’ils sont amenés à se poser n’est autre que la question centrale : Jésus est-il Dieu lui-même ? Dieu, le tout-Autre, le Parfaitement séparé du monde, peut-il se mêler ainsi à la réalité terrestre ? Si tel est le cas, tout le schéma cultuel est chamboulé ! Toute la cosmologie est à revoir ! Ce n’est plus l’homme qui se purifie pour se hisser jusqu’à Dieu, c’est Dieu qui, sans cesser d’être lui-même, vient demeurer au milieu des hommes pour les purifier. C’est d’ailleurs ce qui nous aide à comprendre d’autres passage des évangiles où Jésus ignore les prescriptions légales. Il touche et guérit les lépreux, les « impurs » par excellence. Il se laisse toucher par la femme hémorroïsse. Il ne respecte pas scrupuleusement le sabbat, jour consacré à Dieu. Il manifeste par là non seulement que la sainteté de Dieu n’est pas altérée par le contact du monde, mais plus encore que sa présence au cœur des réalités les plus banales les élève jusqu’à son Père.
Chers frères et sœurs, c’est précisément ce que nous célébrons dans chacune de nos Eucharisties. C’est aussi ce que nous vivons au moment du baptême avec l’invocation trinitaire. C’est Dieu lui-même qui se rend présent au cœur des réalités les plus ordinaires – du pain, du vin, de l’eau – non pas simplement pour nous purifier extérieurement mais pour nous sanctifier, nous transformer au plus profond de notre être. Après l’Incarnation, plus aucun élément de ce monde ne peut être déclaré impur car tout a été assumé par le Dieu fait homme. Désormais, la seule chose qui peut nous séparer de lui, ce sont les actes qui nient son projet de sainteté pour chacun d’entre nous.
Bonne nouvelle ? Oui, certainement ! Car dans ce mystère de la présence de Dieu dans le monde se joue notre salut. Mais on le comprend bien vite, cela engage notre responsabilité. Voulons-nous que le Christ vienne demeurer parmi nous ? Si oui, acceptons-nous de nous laisser transformer intérieurement et rejeter ce qui nous sépare de lui ? Ce faisant, nous entrerons dans le mouvement même de l’Incarnation. Car, nous le saisissons aujourd’hui avec plus de force que jamais, si notre Dieu s’est fait homme, c’est pour une seule et bonne raison, que nous soyons enfin divinisés. Amen.
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