(Homélie donnée à l’abbaye de Maumont)
Chères sœurs,
Chers frères et sœurs,
Elle est belle l’exclamation des apôtres, au début de l’évangile de ce jour, vous ne trouvez pas ? Elle semble être un élan du cœur, une fulgurance qui vient des profondeurs de leur âme : « Seigneur, augmente en nous la foi ! »
L’animateur d’aumônerie que je suis est un peu jaloux… Comme j’aimerais que les jeunes que j’accompagne s’exclament de la sorte… Comme j’aimerais que les paroissiens de Barbezieux poussent un tel cri vers le Seigneur… C’est certain, si j’avais été à la place de Jésus, j’aurais aussitôt répondu à leur demande.
Et c’est la raison pour laquelle les bras m’en tombent lorsque j’entends SA réponse. Loin de sortir sa baguette magique, il se permet d’ironiser gentiment… tout du moins de refroidir leurs ardeurs : « si vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous auriez dit à l’arbre que voici : ‘décracine-toi et va te planter dans la mer’ ». D’ailleurs, au cas où ses apôtres soient encore un peu échaudés, il en rajoute une couche : « quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné, dites : ‘nous sommes de simples serviteurs : nous n’avons fait que notre devoir’ ».
J’imagine la tête de mes jeunes de l’aumônerie, si je leur faisais une telle réponse ! J’imagine la tête de mes paroissiens, si, comme Jésus, j’osais les traiter de « simples serviteurs », d’« esclaves non indispensables » si on traduit littéralement.
Alors, chers frères et sœurs, la question que je pose ce matin est simple : pourquoi Jésus semble-t-il si dur à l’égard de ses apôtres ? Pourquoi ne cède-t-il pas à leur demande si touchante ?
D’abord, pour le comprendre, je crois qu’il faut resituer ce passage d’évangile dans le contexte plus large de la relation entre Jésus et ses apôtres. Car cet échange ne se trouve pas au chapitre 5, lorsque Jésus les appelle à laisser leurs filets pour le suivre. Elle n’est pas non plus au chapitre 9 lorsqu’il envoie les Douze en mission. Elle est bien plus loin, au chapitre 17, alors que leur relation est bien installée. Jésus ne s’adresse pas à des catéchumènes, ni à des jeunes d’aumônerie. Il s’adresse à des amis proches, à des amis fidèles, ce qui lui permet une certaine liberté.
De plus, et je crois qu’il ne faut jamais le négliger, Jésus, contrairement à nous, a la faculté de lire dans les cœurs. Il a un sens aigu de la psychologie humaine et de l’intériorité de chacun. Ainsi, en ce chapitre 17, il saisit intuitivement que la demande de ses apôtres n’est pas absolument pure de toute lassitude, voire même de paresse spirituelle. Ce qui n’est pas étonnant. Car dans les versets précédents, il n’y a pas été de main morte. Il vient de leur raconter la parabole de ce pauvre Lazare. Parabole dans laquelle il conclut : « s’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus ». Puis il ajoute aussitôt « malheureux » ceux qui sont une occasion de chute pour les faibles et les petits. Et il surenchérit encore en demandant à ses disciples de ne jamais refuser le pardon, quand bien même un même homme leur causerait du tort sept fois par jour.
Face à cette série d’exigences, on comprend que les apôtres soient un peu sonnés. On comprend aussi qu’ils aient le vertige. Ce qui les amène à formuler cette demande : « Seigneur, augmente en nous la foi ! » Il semble en fin de compte que cette dernière ne soit pas un simple élan du cœur, comme on pouvait le penser initialement. Elle semble plutôt être le signe d’un découragement, d’un renoncement à mettre toutes leurs forces dans la suite de Jésus. Si je pousse un peu le trait, on pourrait la développer ainsi : « Seigneur, on voit bien que l’on est incapable de répondre parfaitement à tes exigences, alors donne un bon coup de baguette magique et donne-nous une bonne dose de foi ».
Mais, chers frères et sœurs, je ne vous apprends rien : Jésus n’est ni David Copperfield, ni Gérard Majax. Jésus n’est pas un magicien qui viendrait régler nos problèmes en usant d’une puissance qui nous serait extérieure. Il a une trop haute estime de notre liberté pour nous sauver ainsi, sans le concours de notre volonté.
Je vais peut-être vous surprendre par cette formule, mais la foi n’est pas qu’un don de Dieu… Elle n’est pas non plus qu’un acte de l’homme. Elle est une RELATION intime entre deux libertés qui se donnent l’une à l’autre. Ainsi, Dieu ne peut pas nous donner la foi de l’extérieur… tout comme nous ne pouvons pas auto-allumer la foi en nous. C’est la raison pour laquelle saint Paul dit à Timothée : « RAVIVE le don gratuit de Dieu, ce don qui est en toi depuis que je t’ai imposé les mains » avant de poursuivre : « PRENDS TA PART des souffrances liées à l’annonce de l’évangile ».
C’est aussi, semble-t-il, la raison pour laquelle Jésus répond à ses apôtres d’une façon qui nous désarçonne dans l’évangile de ce jour. En fait, il les renvoie à leur propre liberté, à leur propre capacité à croire en l’inouï : « si vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous auriez dit à l’arbre que voici : ‘décracine-toi et va te planter dans la mer’ ».
Cette image n’est pas choisie au hasard. Car l’arbre de la croix sera bel et bien planté dans les eaux de la mort lorsque Jésus pendra au gibet. Là, les apôtres ne pourront plus s’appuyer sur les miracles que Jésus ne cesse d’accomplir pour soutenir leur foi chancelante. Là, ils ne pourront plus compter sur sa présence physique. Ils devront alors poser un acte de foi dans le Crucifié, « scandale pour les Juifs, folie pour les païens » et continuer leur suite du Christ d’une manière nouvelle, comme de simples serviteurs.
Autrement dit, chers frères et sœurs, loin de rejeter la demande des apôtres, Jésus est en train de la déplacer, de la galvaniser, de la fortifier pour préparer ces derniers à ce qui les attend lorsqu’il les aura quittés. Car ce sont eux qui devront être les témoins de son mystère pascal. Ce sont eux qui devront chaque jour servir au milieu du monde sans attendre de lui aucun remerciement.
Cela nous amène bien évidemment à notre propre condition de chrétiens du XXIème siècle. Il y a de fortes chances que Jésus n’opère jamais au milieu de nous un miracle visible, comme il le fit au temps de sa vie terrestre. Il ne va pas non plus augmenter notre foi d’une manière extraordinaire, extrahumaine. Il nous demande en revanche, à nous aussi, d’apprendre à reconnaître dans ce monde troublé sa présence discrète mais bien réelle. Et de servir ce monde, souvent ingrat, en annonçant l’évangile à temps et à contre-temps.
Alors, oui, Seigneur, purifiés de nos attentes déçues à ton égard ou à l’égard de ce monde, nous te le demandons humblement ce matin : « augmente en nous la foi », non pour nous dédouaner nos responsabilités spirituelles, mais pour que nous puissions mener à bien la mission que tu nous confies. Amen.
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