Chers frères et sœurs,
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il y a une forme de frottement entre les différents textes de la Parole de Dieu rassemblés pour la fête de l’épiphanie.
Alors évidemment, on ne peut qu’admirer la manière avec laquelle saint Matthieu, fin connaisseur des Ecritures, montre la continuité entre les deux Testaments. La venue des mages accomplit parfaitement la prophétie d’Isaïe que nous entendions dans la première lecture. Ils sont ces « gens de Saba » qui apportent « l’or et l’encens ». L’étoile est bien cette « lumière » qui conduit « les nations ». Mais si on lit attentivement la prophétie, une différence nous saute rapidement aux yeux. Dans l’Ancien Testament, à qui les rois sont-ils censés apporter leurs présents ? Non pas à Dieu, mais à Jérusalem ! « Debout, Jérusalem, resplendis » s’exclame le prophète. « Les trésors d’au-delà des mers afflueront vers toi, vers toi viendront les richesses des nations ». Or, c’est trop clair, dans l’évangile, Jérusalem n’est pas du tout le point d’arrivée. Elle est même réduite à n’être qu’une étape vers la véritable fin du voyage : la crèche où se trouve Jésus, à Bethléem. Hérode a de quoi être en colère ! Il a de quoi être jaloux, lui, le pseudo-roi des juifs, mis sur le trône par opportunisme politique et par soumission à l’empire romain. Les mages venus d’Orient ne font que passer devant lui et ils ont l’outrecuidances de lui demander leur chemin : « où est-il, le roi des Juifs qui vient de naître ? » Parce qu’apparemment, il n’est pas là… à Jérusalem.
Sans vraiment en avoir l’air, chers frères et sœurs, la situation présentée ici est un revirement politique et spirituel. C’est un véritable décentrement. Bien sûr on savait déjà que le Messie naîtrait à Bethléem ! Mais, on était loin de s’imaginer que cela marquerait une telle rupture avec la vie religieuse de l’époque. Jérusalem ne sera pas le lieu exclusif de sa mission. Elle ne sera pas non plus le centre névralgique du renouvellement spirituel qu’il apporte. Bien qu’étant le lieu de sa mort et de sa résurrection, force est de constater que Jérusalem, dans l’Eglise naissante, n’est qu’un point de départ, une étape incontournable qui conduira les apôtres, non pas à attirer les nations vers elle, mais au contraire, à partir d’elle pour aller évangéliser la terre entière.
Ce premier décentrement opéré par l’évangile, chers frères et sœurs, n’est pas anodin. Et, chose étonnante, il en appelle un second, plus important encore. Car, si Dieu n’est pas le récipiendaire des richesses dans l’Ancien Testament, c’est parce que dans les deux textes qui sont mis en vis-à-vis de l’évangile, c’est majoritairement Dieu qui donne… et l’humanité qui reçoit. « La gloire du Seigneur s’est levée sur toi, Jérusalem » proclame Isaïe. Et le Psaume ajoute : C’est « Dieu qui donne aux rois tes pouvoirs, à ce fils de roi ta justice ». Il « gouverne ton peuple avec justice » et « fait droit aux malheureux ».
Or, dans l’évangile de ce jour, c’est tout simplement l’inverse. Dieu n’est pas en position de DONNER, mais de RECEVOIR. Les mages « entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie, sa mère ; et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents : de l’or, de l’encens et de la myrrhe ». En se faisant petit enfant, Dieu oblige les mages à s’abaisser, non pas en signe de soumission vis-à-vis d’un Dieu vers lequel ils n’oseraient pas lever le regard… Mais parce que Dieu est plus bas qu’eux. ICI, Dieu n’est pas au-dessus ; il est en-dessous ! ICI, Dieu ne donne pas ; il reçoit !
Attention, il ne faut pas s’emballer, cette attitude de réception n’est pas nouvelle dans le judaïsme, ni dans les religions du Proche Orient. Depuis la nuit des temps, on offre à Dieu des présents, des sacrifices, pour attirer ses bonnes grâces, pour le remercier ou pour lui demander pardon. Mais ce qui est ici remarquable, c’est qu’il y a dans cette offrande des mages une forme de GRATUITÉ. Une GRATUITÉ déconcertante. Ces derniers viennent de loin pour offrir des présents, ils se prosternent devant un enfant, puis s’en retournent chez eux presque comme si de rien n’était. Ils ne gagnent rien à faire ce voyage. Ils n’en tirent aucun profit. Ils semblent simplement accomplir une forme de devoir. Un devoir de déférence, d’adoration vis-à-vis de celui qui n’est même pas leur roi. Apparemment, leur don est un vrai don, un don qui n’appelle aucune contrepartie. Un don qui procède en définitive de la charité.
Eh bien, chers frères et sœurs, il me semble que cela peut nourrir notre méditation ce soir. Car cette situation un peu déconcertante nous appelle à nous poser au moins deux questions.
La première touche au don en lui-même : est-ce qu’il m’arrive à moi aussi d’offrir quelque chose à Dieu ? On élude parfois un peu facilement cette question en se disant que Dieu n’a besoin de rien puisqu’il est le Créateur de l’univers. Mais l’évangile de ce jour nous invite à nous interroger à nouveaux frais. Evidemment qu’il n’a pas besoin qu’on lui offre de cadeaux, ni qu’on le soudoie pour qu’il réponde à nos demandes ! Cependant, connaissant au plus intime de son être la condition humaine, il sait aussi que l’homme ne peut vraiment s’attacher à lui qu’en lui offrant ce qu’il a de plus précieux. Notre offrande témoigne de l’importance que l’on accorde à celui que l’on honore de nos dons. Et dans ce domaine, on le sait, ce n’est pas la valeur pécuniaire qui compte mais bien la disposition du cœur, l’amour que l’on met dans ce don.
C’est la raison pour laquelle cet évangile nous conduit assez naturellement à une seconde question, plus intérieure encore : quelle est l’attitude par laquelle je présente à Dieu mes offrandes ? Est-ce que j’attends une contrepartie ? Ou est-ce que je suis capable de donner gratuitement, de donner par amour ?
La Parole de Dieu nous montre en bien des endroits que l’on n’en devient vraiment capable que si l’on prend conscience de la manière dont Dieu lui-même s’est donné. En mourant sur la croix, c’est bien évident… Mais déjà dans son Incarnation, en se faisant petit enfant, faible, fragile, en tout point semblable à chacun d’entre nous. Le don gratuit de Dieu appelle notre don gratuit. L’amour de Dieu appelle notre amour. L’offrande de Dieu appelle notre offrande. Et de toutes les offrandes, celle qui compte le plus à ses yeux, c’est certainement l’offrande de notre être en sacrifice spirituel, en réponse au don total de son être pour nous sauver.
C’est pourquoi, chers frères et sœurs, lorsque j’offrirai dans quelques instants en votre nom à Dieu le pain et le vin qui vont devenir le Corps et le Sang du Christ, je vous propose de répondre chacun, au plus intime de votre cœur, à cette invitation que Dieu vous lance. Lui qui s’offre totalement, qui donne sa vie dans chaque Eucharistie nous invite à entrer dans son propre don et à nous offrir, nous aussi, par amour. Amen.
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