« Aimer le Seigneur de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force et aimer son prochain comme soi-même ». Que n’a-t-on déjà raconté au sujet de ce double commandement qui n’en forme qu’un seul ? Comment ne pas passer à côté de cette page d’Evangile, déjà trop entendue, trop écoutée, trop commentée, trop rabâchée ? Il est des pages d’évangile qui sont difficiles à recevoir parce qu’elles sont dures, rugueuses. Il y en a d’autres qui sont difficiles à recevoir parce qu’elles paraissent trop lisses. Comment laisser à la Parole de Dieu son efficacité, son tranchant, sa nouveauté ? C’est qu’il nous faut entendre à nouveau frais. Avec des oreilles neuves, un cœur renouvelé. Et recevoir cet évangile comme une bonne nouvelle pour aujourd’hui, et un appel à la conversion. Avec toute la subversion de Jésus dans sa réponse.
Car, que l’on ne s’y méprenne pas, les paroles de Jésus, qui nous semblent banales aujourd’hui, sont révolutionnaires et subversives pour son époque. Dieu est Dieu, et il n’est pas question de mettre sur un pied d’égalité l’amour pour Dieu et l’amour pour le prochain. En fait, à bien y réfléchir, ou à observer, cette inégalité perdure. Nos liturgies sont magnifiques, nos prières touchent les cœurs, nous sommes heureux de nous nourrir de la Parole de Dieu et des sacrements de l’Eglise, et de déployer notre amour pour le Seigneur, de le chanter. Nous confessons même aisément que nous ne prenons pas encore assez de temps pour Lui. Prenons-nous autant de soin et de temps pour l’amour du prochain ? Pour ceux qui sont proches, sûrement : notre conjoint, nos enfants, nos parents, nos collègues parfois, nos amis évidemment. Mais pour ceux qui sont plus loin ? Pour celles et ceux qui sont en proie à la violence, à tant de guerres et de conflits, à ceux qui sont en situation de précarité, sans papier, sans logement, sans nourriture ? Pour qui nous nous sommes habitués à entendre des statistiques sur les chaînes de TV. Comment aimons-nous concrètement, non seulement par des aides individuelles – et si nous le faisons, c’est déjà très beau ! –, mais en nous engageant aussi dans les structures sociales pour faire évoluer ces structures vers toujours davantage de justice et de respect de la dignité de chacun. A la mesure de ce que chacun de nous peut faire. Sûrement ce double commandement d’amour nous oblige à vérifier – et chacun pourra le faire – où nous en sommes de la concordance entre ces deux dimensions d’amour.
La révolution de Jésus est donc de mettre sur un même pied d’égalité Dieu et l’Homme. Parole invraisemblable, si on l’entend pour ce qu’elle est et pour tout ce qu’elle implique. Le Créateur ne demande pas plus d’égard pour lui que pour sa créature. « Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix (Ph 2, 5-8). Et depuis l’Incarnation, depuis que Dieu, mystérieusement, est allé jusqu’à se faire Homme en Jésus-Christ, jusqu’à embrasser tout de notre humanité jusqu’à la souffrance et la mort, nous comprenons qu’en tout homme, se laisse découvrir la présence discrète mais réelle de Dieu. Et qu’en servant l’Homme, on sert Dieu, comme en aimant Dieu, nous voulons aimer l’Homme. De la croix, dans ses dimensions verticale et horizontale, l’on ne peut laisser tomber l’une de ses branches, au risque de fracturer l’Amour même. La Nouvelle, prise au sérieux, implique une réelle révision, à faire de façon permanente, de notre vision de Dieu, de l’Homme, et de notre façon d’aimer l’un et l’autre dans un même élan.
Mais un autre détail doit attirer notre attention. Lorsque Moïse parle, dans le Deutéronome, il insiste par deux fois : « Israël, tu écouteras », puis « écoute, Israël ». Et quand Jésus répond au scribe, il fait cette réponse : « Voici le premier commandement : Ecoute, Israël. » Le commandement qui précède celui de l’Amour (de Dieu et du prochain), est le commandement de l’écoute. Peut-être que cette écoute est le préalable à tout acte d’amour. Comment, en effet, aimer de façon juste, et Dieu et le prochain, si l’on ne commence pas par écouter, Dieu et le prochain ? Ecouter, en vérité et réellement, n’est-ce pas une façon de se décentrer de soi, de se faire proche de l’autre, de se mettre à sa portée, d’entendre ses besoins, ses joies, ses souffrances, ses attentes ? Ecouter non pas d’une oreille distraite, mais déjà avec le cœur, dans une présence réelle à l’autre. Se taire et écouter comme on aime, en laissant toute la place à l’autre et au Tout-Autre. Voilà le premier commandement, que Jésus cite sans le souligner davantage. Mais ce commandement est à entendre, car il oriente déjà notre façon d’aimer Dieu et le prochain, dans un même élan d’amour, avant même que nous ayons fait ou dit quoi que ce soit. Aimer commencer par écouter.
Il en va de la qualité de notre amour, et donc de notre relation à Dieu et aux autres. Il en va de la donation de nous-mêmes, comme Jésus, vrai Homme et vrai Dieu, s’est donné lui-même dans l’écoute des hommes et l’écoute de son Père, par amour de Dieu et par amour des hommes. Oui, certainement seul le Christ Jésus accomplit parfaitement ce double commandement de l’amour, par sa vie, sa mort et sa résurrection. Et puisque lui seul, dit la Lettre aux Hébreux, est capable de s’offrir en offrande parfaite, que cette eucharistie et notre communion à son Corps nous donne d’être nourris de son amour, et nous donne la force d’aimer comme lui, aime.
Amen.
P. Benoît Lecomte
Homélie du 3 novembre 2024, par le P. Benoît lecomte
Barbezieux - Baignes - BarretPublié le 3 novembre 2024
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