Homélie du 29 octobre 2023, par le P. Benoît

Barbezieux - Baignes - Barret

Publié le 29 octobre 2023

(Homélie donnée au Carmel de Mazille)

            Voilà plusieurs dimanches de suite que l’ont voit les pharisiens, les sadducéens et les partisans d’Hérode s’allier les uns avec les autres pour tendre des pièges à Jésus. Et à chaque fois, on nous dit à la fin de l’épisode que « les gens furent tout étonnés des réponses de Jésus, ils le laissèrent et s’en allèrent » (Mt 22, 22), ou encore : « les foules qui l’avaient entendu étaient frappées par son enseignement » (Mt 22, 33. Un peu après notre passage d’aujourd’hui, on peut lire : « Personne n’était capable de lui répondre un mot et, à partir de ce jour-là, nul n’osa plus l’interroger » (Mt 22, 46). Les réponses de Jésus ont quelque chose de si nouveau que tant ses détracteurs que ceux qui le suivent en ont la bouche cousue.

            « Aimer le Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit, et son prochain comme soi-même. » J’ai peur que cette parole, peut-être révolutionnaire pour les auditeurs de Jésus, ait perdu aujourd’hui son caractère nouveau, dynamisant, provocateur, libérateur. Le premier enfant qui fait un peu d’éveil à la foi entend ça dès la première rencontre, et ce double commandement – ou ce triple commandement de l’amour de Dieu, du prochain et de soi est tellement connu, rabâché, prêché, qu’il en est devenu une sorte de mantra doux et sucré qu’on répète à l’infini sans plus l’entendre, ni en percevoir la force. Bref, rien de nouveau dans l’évangile de ce jour.

            Sauf qu’il nous faut l’entendre pour ce qu’il est, avec la force qui lui est propre. Aimer. Aimer Dieu. Aimer son prochain. S’aimer soi-même. Et pas avec le verbe « philia », qui limiterait cet amour à un amour humain sans grand élan, mais avec le verbe « agape », qui nous dit autre chose du décentrement que le Seigneur nous invite à vivre, de la dynamique, du débordement. Il ne s’agit pas d’aimer avec nos vagues sentiments, nos hauts et nos bas, avec les fluctuations de nos humeurs et de nos fatigues. Mais il s’agit d’aimer à la manière de Dieu. C’est-à-dire encore, faire acte de création. C’est laisser l’autre être autre avec tout ce qu’il est, et même ce que je n’aime pas chez lui. Pour le dire autrement, comme je le trouvais dans une lecture cette semaine : « Tout amour nous ouvre à la vérité de l’autre. Nous découvrons qu’il reste en quelques sortes inconnaissable. Nous ne pouvons pas nous l’approprier et l’utiliser à nos fins. Nous l’aimons dans son altérité, dans sa liberté incontrôlable » (Timothy Radcliff, dans la retraite présynodale, Rome, oct 2023). C’est laisser l’espace pour que l’autre grandisse en toute liberté – la liberté dans l’amour. Quelle exigence ! Quel engagement, qui ne saisit rien, n’accapare rien, ne garde rien pour soi ! Regardez, regardons à quelles conversions concrètes cela nous oblige vis-à-vis de Dieu, vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres : mon conjoint, mes enfants, mes parents, mes collègues, ma sœur religieuse, etc. Regardons, mais pas ce qui se passe en ce moment même : la messe n’est pas l’endroit où c’est le plus difficile d’aimer. Regardons un peu plus loin : tout à l’heure pendant le repas, cet après-midi, dans quelques jours.       

            Regardons ceux qui nous entourent, et regardons le pauvre. « L’immigré, la veuve et l’orphelin », dit le livre de l’Exode. Celui, celle que l’Eglise a pu elle-même rejeter, ou qui se sent considéré comme tel. Et plus loin encore que nous cercles trop faciles : regardons l’ennemi, entend-on en Russie ou en Ukraine, en Israël et en Palestine, là même où le Christ meurt sous les bombes, cours en exil sur les routes, est déshumanisé. Car l’absence d’amour déshumanise le Christ – et l’homme – en lui faisant perdre toute lumière divine. Et c’est pourtant là, sur la croix, qu’il continue d’aimer jusqu’au bout, jusqu’au pardon. Laisser l’autre être autre. Voilà l’amour qu’il nous demande de vivre dans ce commandement.

            Cela pourrait rester une morale. Essayer de la mettre en œuvre, en actes, en pratique serait déjà beaucoup. Mais il ne s’agit pas d’une morale. Aimer de la sorte est notre vocation. C’est la révélation de ce que nous sommes. Cette page est une page de christologie. Lorsque Jésus répond, il ne fait pas que citer quelques extraits choisis de la Torah. Il parle de lui, et donc de nous. Il dit qu’il est, Lui, celui qui aime ainsi, et que la vérité de notre être, de notre existence, est dans un tel amour. Regardez l’avenir proche : dans quelques jours, nous fêterons la Toussaint, tous les saints. Tous ceux qui – et nous voulons en être – ont tenté et tentent encore de vivre par bien des chemins cette vocation à aimer. La Bonne Nouvelle est là : nous nous sommes faits pour aimer à la manière de Dieu. Ce n’est plus un commandement que Jésus nous laisse ou nous révèle, bien que l’égalité entre l’amour pour Dieu et l’amour pour le prochain soit déjà extraordinaire, c’est notre ADN, le pourquoi de notre vie. C’est notre condition d’homme, de femme qui est en jeu.

            L’agape nous dépasse, et nous entraine à nous-mêmes. Nos propres forces n’y suffisent pas. En cette eucharistie, nourrissons-nous de la Parole et du Pain partagés. C’est en eux que nous apprenons à aimer, c’est en eux que nous apprenons qui nous sommes, c’est par eux que nous devenons qui nous sommes : des fils et des filles resplendissants de l’amour de Dieu qui va jusqu’au bout.

            Amen.

P. Benoît Lecomte

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