Notre cœur pourrait être comme une autoroute, une voie bien large, bien droite, sans aspérité, aux dénivelés mesurés, à l’asphalte lisse et roulant, aux sorties et aux entrées indiquées plusieurs kilomètres à l’avance et annonçant les grandes directions à venir. Mais il est bien plus souvent comme un sentier de randonné où se mêlent terre, herbe, racines et rochers, aux virages en épingles à cheveux, aux montées et descentes abruptes, et surtout aux carrefours en forme de fourches. La promenade est peut-être plus agréable, les odeurs des forêts et les paysages plus poétiques que sur une autoroute, mais le chemin est aussi plus difficile et moins rapide. Et ces choix à faire, à chaque croisement de sentiers, aux indications pas toujours très nettes, alors même que la carte ne dit plus rien de ce qui nous attend après… « Seigneur, fait moi connaître ta route », disait le psalmiste. Combien de fois par jour et par vie pouvons-nous murmurer cette prière. Comme dans le récit d’Ezekiel où le juste prend le mauvais chemin et où le méchant se retrouve à pratiquer le droit et la justice, comme le premier fils dans l’évangile va travailler après avoir changé d’avis quand le second, en sens inverse, fait marche arrière. Dans telle ou telle situation, avec telle ou telle personne, pour telle ou telle action, qu’ils sont nombreux ces carrefours professionnels, familiaux, relationnels, ecclésiaux, associatifs où nous nous trouvons et dans lesquels il nous faut faire un pas et avancer un peu plus loin, d’un côté ou de l’autre… « Seigneur, fait moi connaître ta route. »
Et aux carrefours de nos existences se mêlent les carrefours du monde et de la course de l’humanité. Dans quelle direction aller, ensemble, en habitants de la planète et avec tous les vivants de la Création ? Courrons-nous tous dans la même direction où comme dans un aéroport au son aseptisé des indications chacun croise l’autre sans un regard, fixé sur son hall et sa porte et son numéro de vol… ces vols que l’on prend sans trop savoir où ils vont nous faire atterrir et dans quelles conditions mais il faut bien les prendre, nous dit-on. Ces vols partants dans toutes les directions. Pour quelle histoire commune ? « Seigneur, fait connaître ta route à notre humanité un peu perdue et affolée, pleine de ressources et de potentialités, pleine de désirs de solidarité et de paix mais chacun voyant les solutions à sa porte… Seigneur, fait nous connaître ta route. »
Au milieu de cette humanité, de notre humanité, voilà ceux qui ont pris la route. La route de l’espoir, quittant des pays de guerre et de misère. Leur route à eux est semée d’embûches et de pièges, de solidarités et de violences. Ils sont les migrants et les réfugiés, dont la journée mondiale ce dimanche nous rappelle l’existence non pas en terme de chiffres, de quotas et de statistiques, mais en termes d’hommes, de femmes, d’enfants, et en terme d’accueil, de mains tendues, de cœurs ouverts, de larmes de souffrance et parfois, au bout de la route – mais la route s’arrête-t-elle un jour, de larmes de joie. Ceux-là traversent les frontières et les cultures, et leurs pieds savent mieux que quiconque à quoi ressemblent les sentiers escarpés. « Seigneur, fait nous connaître leur route. » Tu as été l’un d’eux, dès ta naissance et cette fuite en Egypte pour échapper à la barbarie de la mort. « En chacun d’eux, Jésus est présent, contraint de fuir pour se sauver, comme à l’époque d’Hérode. Sur leurs visages, nous sommes appelés à reconnaître le visage du Christ affamé, assoiffé, nu, malade, étranger et prisonnier, qui nous interpelle (cf. Mt 25, 31-46). Si nous le reconnaissons, c’est nous qui le remercierons d’avoir pu le rencontrer, l’aimer et le servir », rappelle le pape dans son Message pour aujourd’hui. Et nous comprenons que par eux, le Seigneur nous fait connaître sa route. Lui qui s’est « anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, qui s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix », disait l’apôtre Paul. La route de Dieu, c’est l’Homme. L’Homme et le cœur de l’Homme, ce cœur sinueux comme un sentier escarpé. Ce cœur assoiffé d’amour et de confiance, de présence et de paix. Coeur de publicain ou cœur de prostituée, dirait l’évangile.
« Jésus-Christ est la route principale de l’Église, écrivait Jean-Paul II dans sa première encyclique. Lui-même est notre route vers « la maison du Père », et il est aussi la route pour tout homme. C’est pourquoi « l’Homme est la route de l’Eglise, route qui se déploie, d’une certaine façon, à la base de toutes les routes que l’Eglise doit emprunter, parce que l’Homme – tout homme sans aucune exception – a été racheté par le Christ, parce que le Christ est en quelque sorte uni à l’homme, à chaque homme sans aucune exception, même si ce dernier n’en est pas conscient » (RH 14).
« Seigneur, fais moi connaître ta route. » Et voilà que la route se dessine lorsque ta Parole jaillit dans le silence, comme en cette lettre adressée aux Philippiens : « s’il est vrai que, dans le Christ, on se réconforte les uns les autres, si l’on s’encourage avec amour, si l’on est en communion dans l’Esprit, si l’on a de la tendresse et de la compassion, alors, pour que ma joie soit complète, ayez les mêmes dispositions, le même amour, les mêmes sentiments ; recherchez l’unité. Ne soyez jamais intrigants ni vaniteux, mais ayez assez d’humilité pour estimer les autres supérieurs à vous-mêmes. Que chacun de vous ne soit pas préoccupé de ses propres intérêts ; pensez aussi à ceux des autres. Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus. »
Voilà la route de Dieu, prise en son Fils Jésus Christ. Voilà la route de l’Homme et de son cœur assoiffé. Voilà la route que cherche l’humanité – et nous avec elle, chemin lumineux de l’amour partagé.
Seigneur, fais connaître ta route à nos communautés. Apprends-nous l’accueil de chacun, la sortie vers tous, l’amour fraternel, les chemins d’unité. Donne-nous de prendre la route, ta route, pour aller au bout de nous-mêmes et te rencontrer, toi, au creux de toute humanité.
Amen.
P. Benoît Lecomte