Dimanche dernier, l’évangile mettait en scène une veuve persévérante et un juge inique qui, à force d’insistance de la femme, cédait à sa demande. Jésus concluait en invitant à prier avec persévérance. La parabole de ce jour met en scène la prière du pharisien et celle du publicain, et l’on aurait tôt fait de continuer notre méditation sur la prière, son contenu et les dispositions de notre cœur. Mais il me semble que le propos de Jésus n’est cette fois pas la prière, mais la justification. En effet, il s’adresse à « certains qui étaient convaincus d’être des justes », et il conclue en indiquant que seul le publicain est devenu un homme juste, plutôt que le pharisien qui était intimement persuadé de l’être dès le début. Ainsi, la question n’est pas d’abord celle de notre prière, mais de devenir juste. Je dis « devenir ». Le pharisien pense l’être, le publicain le devient. Peut-être y a-t-il déjà un indice à prendre en compte : être juste n’est pas un état, mais un chemin. Et un chemin autant à faire qu’à recevoir de Dieu, car seul Dieu rend juste, lui, le seul juste.
Quelque chose vient nous interpeler en profondeur quand nous lisons cette parabole. De quel côté nous situons-nous ? Du côté du pharisien, parce que nous avons reçu le baptême, nous communions au Corps du Christ autant que nous le pouvons, nous faisons quelques prières et nous donnons en aumône ? Ou du côté du publicain, ces collecteurs d’impôts pour l’occupant romain, considérés comme des parias, mis à l’écart et montrés du doigt puisque collaborateurs avec l’ennemi… et qui se sait pécheur, redevable de la miséricorde de Dieu ? Peut-être nous situons-nous du côté de ce dernier. Mais alors, comment regardons-nous le pharisien ? Si c’est avec dédain, mépris et condescendance, alors nous ne valons pas mieux que lui et devenons nous-mêmes pharisiens. La ligne de crête entre les deux n’est jamais très large. Elle passe à l’intérieur de notre cœur, dans la qualité de notre regard, dans la conscience de ce que nous sommes et de qui est l’autre.
Il n’y a donc qu’une seule posture possible à prendre : celle du publicain. Non pas à cause de ce qu’il fait, mais à cause de la qualité de sa relation avec Dieu. La seule obéissance à la loi, toute bonne soit-elle pour nous apprendre à agir bien, ne peut nous rendre justes. Notre pharisaïsme, intérieur ou extérieur, ne demande qu’à être converti. Car il ne peut que nous conduire à la dureté du cœur, à la comparaison et au jugement, loin de la miséricorde de Dieu. Il nous conduit surtout à nul autre que soi-même. Le pharisien ne prie pas, il se regarde. Il n’est pas dans une relation avec Dieu, il est dans une autosatisfaction de lui-même. Il n’attend rien de Dieu, il a déjà coché toutes les cases qui lui paraissaient nécessaires. Il « priait en lui-même », dit l’évangile. Peut-être même « sur lui-même », aucunement dans une ouverture au Tout-Autre. Lui n’est pas comme les autres. Il est « séparé », l’homme à part, inentamé. Il ne s’est pas compromis avec le reste des hommes.
Le publicain n’ose pas lever le regard, conscient de sa petitesse devant la bonté de Dieu. Il sait qu’il est, lui, en pleine compromission avec ce monde, que son cœur est blessé, que le mensonge s’est installé en lui. Il n’a pas d’illusion sur sa vie : il est en vérité. Il ne se dévalorise pas pour autant, mais il se place humblement en vérité sous le regard de Dieu, qu’il sait miséricordieux. D’une miséricorde qu’il ne pourra jamais acheter à coup de bonnes actions et d’obéissance stricte à la Loi, d’une miséricorde qui ne peut qu’être donnée, gracieusement, par le Seigneur.
Là encore, l’exercice tient sur un fil. La modestie peut facilement se faire le nid de l’orgueil et de la comparaison. Il y a des fausses modesties pires que la vantardise… et l’on retombe dans le pharisaïsme. Le publicain ne fait pas preuve de modestie, mais d’humilité. Du mot « humus », la terre. Il est le terreux, le glaiseux. Il n’est pas pur comme croit l’être le pharisien, il n’est pas « séparé » des autres hommes de la terre… il est « avec », partageant cette incomplétude que seule la miséricorde de Dieu peut combler. Sa prière ne dit pas la modestie, mais la reconnaissance de sa pauvreté.
Celui qui vient répondre à cette pauvreté, c’est Jésus lui-même. Lui, Dieu, s’est fait « terreux ». Lui qui était de condition divine, s’est fait homme. Lui qui était loin, s’est fait le tout proche, le « Dieu-avec » nous. Lui le pur, s’est fait impur. « Dieu l’a fait devenir péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu », dira Saint Paul (2 Co 5, 21). Car là est bien notre vocation : être juste devant Dieu, devenir saints – de cette sainteté que nous fêterons cette semaine. Avec Saint Paul, nous voulons dire : « Le Seigneur me sauvera et me fera entrer dans son Royaume céleste. »
En cette eucharistie, et par nos prières de chaque jour, invoquons le Seigneur de miséricorde de venir sans cesse nous justifier, c’est-à-dire ajuster notre cœur et nos actions à sa volonté. Pour que notre action de grâce soit bien adressée à Dieu, qui vient nous enrichir de sa pauvreté, et pour que l’Esprit du Seigneur puisse réellement faire son travail en nous : nous ajuster à l’image et à la ressemblance de Celui qui nous a créé. Par Jésus, le seul juste, notre Sauveur.
Amen.
P. Benoît Lecomte






Laisser un commentaire