(Homélie prononcée en l’église Saint Jacques d’Aubeterre, pour l’année jacquaire)
Dieu comble la faim. Il comble la faim des hommes et donne la nourriture en surabondance. Avec Dieu, tu ne manques de rien. C’est l’expérience que fait découvrir Elisée dans le Livre des Rois, c’est l’expérience dont sont témoins les apôtres dans l’Evangile. Multiplication des pains au-delà du nécessaire puisqu’il faut à chaque fois ramasser de grandes quantités de restes. Comme si des multitudes pouvaient encore être nourries ainsi. Comme si la nourriture offerte par Dieu ne s’épuisait jamais. Comme si ce n’était pas de la nourriture que Dieu donnait, mais qu’il se donnait Lui-même, Lui l’inépuisable, Lui le don infini. Oui, c’est cela : ce pain n’est pas du pain, il est manifestation d’autre chose, de quelqu’un qui veut se donner à chaque femme, à chaque homme, intimement. Eucharistie que nous allons célébrer encore tout à l’heure à l’autel, ce pain donné de façon ininterrompue, cet unique et même pain depuis Elisée et Jésus jusqu’à aujourd’hui. « Il y a un seul Corps et un seul Esprit », écrit Saint Paul. Corps devenu Pain offert en nourriture, comme l’est aussi la Parole, dont se rassasient les foules. Parole de toute parole, Parole nécessaire à toute vie et par quoi le monde est, Parole qui donne existence à chacun de nous. Combien les confinements nous ont montré l’importance, la nécessité de la parole pour vivre et tenir debout ! Dieu se donne là aussi, en cette Parole de toute éternité rejoignant chacun dans son humanité.
Dieu comble la faim, mais Dieu ne gave pas. Il n’en est pas de Dieu comme de la consommation qui veut nous gaver à satiété. Dieu n’est pas un produit étouffant ou enfermant. Il se donne, en creux. En creux parce qu’il ne nous donne que ce que notre pauvreté a pu lui offrir, et qu’il a transformé en vie divine. Vingt pains d’orge et du grain frais ici, cinq pains et deux poissons là. Une misère pour tant de foule. Rien. Ou trois fois rien, ce qui fait déjà un peu. Le peu que tu peux. Et si ce peu est ton tout, offre-le. « Fruit de la terre et du travail des hommes, il deviendra le pain de la Vie. » N’offre pas nécessairement ou uniquement ton surplus, ce que tu as en trop, ou ce que tu as de plus beau, de plus brillant, de plus clinquant ou talentueux, en gardant pour toi ce qui te semble nécessaire. Donne aussi tes inquiétudes et tes peurs, tes maladresses et tes fatigues, tes limites et tes pauvretés. Donne ces quelques pains et ces poissons même s’ils ne valent pas grand-chose. Dieu nous prend dans nos creux pour se donner à nous en surabondance.
D’ailleurs, Dieu se donne en creux et reste en creux. Il ne se laisse pas attraper par les mirages de la gloire humaine. « A la vue du signe que Jésus avait accompli, raconte l’Evangile, les gens disaient : ‘C’est vraiment lui le Prophète annoncé, celui qui vient dans le monde.’ Mais Jésus savait qu’ils allaient l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, seul. » Celui qui se donne en nourriture échappe toujours à l’intelligence, aux catégories et aux mains des hommes. Il se retire. Il ne deviendra pas roi à la manière des hommes, mais dans l’abandon de lui-même sur la croix. Dieu comble la faim mais ne s’impose pas, il creuse. Il creuse le désir. Il creuse la faim. Il creuse l’humanité tout entière pour la laisser advenir à elle-même. Il creuse le besoin de relation, pour éviter tout enfermement égocentrique et égoïste. Heureux les pauvres. « Ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour », disait Saint Paul. Parce que l’amour ne gave pas mais creuse sans cesse le cœur de l’homme qui met alors ses pas dans ceux du Christ et se met à avancer. Celui qui aime veut toujours aimer davantage car c’est dans ce don qu’il trouve sa joie. Celui qui est aimé attend toujours plus d’amour et veut le redonner car là est un bonheur sans fin. Celui qui est repu n’avance plus, il s’affale sur son canapé et somnole mais ne vit pas. Celui qui a faim cherche et tend la main. Il s’ouvre et se met en marche.
Et marchant, il creuse sa faim et se laisse nourrir par l’essentiel.
Cette année est une année jacquaire, la Saint Jacques tombant un dimanche. Nous sommes heureux de célébrer cette année et de nous rassembler ce soir en cette église Saint Jacques à Aubeterre, sur le chemin de Saint Jacques, ce chemin où l’homme devenu pèlerin marche. Pas à pas, creusant en lui-même ce qui le fait avancer. Tous les pèlerins en font l’expérience et le racontent à leur manière, illustrant la devise du chemin : « El camino se hace caminando », le chemin se fait en cheminant. Pas à pas. Non autour d’un banquet surabondant, serait-il divin, mais dans la pauvreté de celui qui n’a plus sur lui que l’essentiel, qui a abandonné tout le superflu. Et c’est là, dans le dénuement, que l’expérience enrichie, que la Parole résonne, que le pain partagé devient pain de Vie. Et que la nourriture nourrit vraiment.
Enseignement pour chacune de nos vies, dans le rythme effréné des jours et la multiplication ou l’appauvrissement de toutes nos relations.
Enseignement pour notre Eglise (et l’Église, c’est nous), dans ce qu’elle montre parfois de suffisance et d’assurance, au lieu de s’effacer pour laisser se creuser silencieusement le désir de Dieu et d’ouvrir l’horizon pour laisser l’homme avancer sur son chemin.
Enseignement pour toutes celles et tous ceux qui ont des responsabilités politiques, économiques, religieuses, médiatiques, sociales, éducatives, associatives en notre monde, qui peuvent avoir la tentation d’imposer un gavage et de vouloir devenir roi.
Aventure commune et communautaire pour apprendre à « garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix » et vivre notre unique vocation dans une même espérance, celle que Dieu vient combler de sa Présence aimante, fidèle et ajustée.
Amen.
P. Benoît Lecomte
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