La succession de ces textes donne le tournis et vire à l’absurde. Dans l’un, on raconte que le Seigneur veut rassembler les hommes de toutes les nations et les ramener à lui. Dans l’autre, on comprend qu’il nous faut passer par la porte étroite, que seuls quelques-uns auront le privilège de la passer, que l’on viendra « de l’Orient et de l’occident, du nord et du sud pour prendre place » mais qu’il y aura peu d’élus à l’arrivée… C’est à n’y rien comprendre. Où donc est la logique ? Nous savons, pour l’avoir lu ailleurs, que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tim 2, 4) et que Jésus « donne sa vie pour la multitude » (Mc 10, 45). Alors pourquoi cette histoire de porte étroite qui vient rétrécir le champ du salut et semble contredire les propos de la Bible ?
Je pense que deux considérations ancrées en nous viennent certainement brouiller le message de l’évangile.
Tout d’abord, user d’une approche morale, voire moralisante pour comprendre les paroles de Jésus. Dans ce type de lecture, nous comprenons qu’il nous faudrait être irréprochables pour être sauvés, pour passer par la porte et avoir droit au festin préparé dans le Royaume. Cette compréhension oublie que Jésus est venu « non pour les justes mais pour les pécheurs » (Lc 5, 32). Dieu n’attend pas que nous soyons moralement parfaits pour nous ouvrir les portes de son Royaume. Et sinon, qui y aurait accès ? Même les plus grands saints n’ont jamais eu une morale irréprochable. Et l’évangile n’est pas un livre de leçons de morale.
La deuxième idée qui brouille le message, me semble-t-il, est de comprendre le Royaume de Dieu comme une réalité future, eschatologique, après la mort. Notre vie terrestre ne serait alors qu’une sorte de préparation, d’entrainement et de lieu de luttes ou de combats, pour arriver enfin, un jour, peut-être, dans le Royaume, à condition de passer cette fameuse porte. Mais nous ne pouvons nous satisfaire d’un tel raisonnement. C’est dans notre aujourd’hui que Dieu nous convoque, dans notre présent, dans notre instant qu’il fait sans cesse Alliance. Notre vie terrestre ne peut être qu’une préparation à autre chose : elle a déjà son poids d’éternité.
Il y a un autre passage où Jésus parle de porte. Dans l’évangile selon Saint Jean, dans son discours sur le bon berger et les brebis, il annonce : « Moi, je suis la porte » (Jn 10, 7). Voilà que la porte n’est plus un portique de douane à l’aéroport ou une sentence de jugement divin. Elle est une personne, un homme : Jésus. L’Homme qui révèle aux hommes leur véritable stature, la vérité de notre humanité. L’Homme auquel nous désirons être configurés de cette configuration qui nous a été donnée au baptême et que nous perdons régulièrement à cause du péché.
Passer par la porte étroite n’est donc plus une question de perfection morale ni même religieuse (comme ceux qui pourraient penser que « pratiquer la religion » est la solution au problème : « Alors vous vous mettrez à dire : ‘Nous avons mangé et bu en ta présence, et tu as enseigné sur nos places.’ Il vous répondra : ‘Je ne sais pas d’où vous êtes »). La porte est ce don qui nous fait devenir vraiment humain, dans le Christ. Elle est cette grâce divine qui dépasse toutes nos actions et tous nos mérites, nous offrant de grandir dans la vocation ultime de ce que nous sommes : des femmes et des hommes à l’image de Dieu et à sa ressemblance. Passer par cette porte, passer par le Christ, c’est devenir vraiment humain. Et cette configuration ne nous concerne pas seulement chacun individuellement et comme pris isolément, mais elle nous cueille dans le tissu de toutes nos relations humaines, « de l’orient à l’occident et du nord au sud », puisque c’est cette capacité d’ouverture, d’amour et de relations qui nous rend à l’image de Jésus, lui qui « donne sa vie pour la multitude. » Nulle question de morale, de mérite, de futur ou d’espérance dans l’au-delà : l’évangile parle à notre quotidien, à l’ici et maintenant, à notre cœur, à notre capacité à nous laisser réconcilier avec Dieu et avec tous nos frères et sœurs, pour devenir plus humains.
Ce chemin, certainement, est exigeant. En tout cas, il ne peut nous laisser tranquilles et peut faire l’objet d’un combat, comme le suggère le mot de Jésus : « efforcez-vous », qui évoque une lutte. Les forces d’inhumanité nous traversent tous, et il nous faut la volonté de nous laisser faire par le Seigneur en renonçant à bien des facilités… nous dépouiller de tout ce qui nous encombre et qui prend parfois encore trop de place, pour passer par la porte étroite de l’humanité du Christ qui nous ouvre à la divinité de notre humanité.
En cette année jubilaire, beaucoup, de tous les horizons, passent la porte sainte, comme les papes successifs nous y invitent. Avant d’être un sas pour entrer dans une cathédrale ou un sanctuaire, la porte à passer est bien celle qu’est Jésus, qui nous ramène à l’essence de ce que nous sommes en nous délivrant de tout ce qui nous en éloigne.
Que cette eucharistie nous donne la grâce de passer encore un peu plus par cette porte, et qu’elle ouvre nos vies en les configurant à celle de Jésus, qui donne sa vie pour le monde.
Amen.
P. Benoît Lecomte
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