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Chers frères et sœurs,
Quand on est prédicateur – qui plus est quand on est un jeune prêtre – il y a des passages de l’évangile que l’on redoute un peu… Des passages sur lesquels on préfère ne pas avoir à prêcher parce qu’on sait pertinemment qu’ils sonnent durement à l’oreille, voire qu’ils vont faire grincer des dents.
Eh bien ce matin, c’est cadeau, la liturgie de l’Eglise nous donne d’entendre un de ces textes… et pas de bol, c’est à mon tour de prêcher ! C’est un peu un carême avant l’heure… Un discours dans lequel Jésus n’hésite pas à lancer par quatre fois « quel malheur pour vous » avant de conclure sur une note des plus dramatiques : « c’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes ».
Face à un tel texte, il y a trois attitudes possibles. On peut soit l’ignorer et prêcher sur une autre lecture ; soit tordre un peu le sens du texte en disant que c’est une manière de parler, que ce n’est pas exactement ce que Jésus voulait dire lorsqu’il lance ces malédictions ; soit, et je crois que c’est l’attitude la plus honnête : prendre son courage à deux mains et oser regarder le discours de Jésus tel qu’il nous est donné.
Bien humblement, sans prétendre en épuiser le sens, c’est ce que je voudrais faire ce matin : regarder en face cette version lucanienne des béatitudes… qui, contrairement au texte parallèle dans l’évangile de Matthieu, est assorti de quatre malédictions qui semblent, au premier regard, en prendre le strict contrepied.
Heureusement ce matin nous n’allons pas nous contenter d’y jeter un « premier regard » ! En effet, une étude un peu plus approfondie de ce discours laisse apparaître que ces deux parties, les bénédictions et les malédictions, ne sont pas parfaitement symétriques. Comme c’est souvent le cas dans la Bible, quand l’auteur sacré met en parallèle deux récits, c’est pour que le lecteur prête surtout attention à ce qui fait leurs différences… Et c’est dans ces différences que réside, à mon avis, le sens profond de ce discours si difficile à entendre.
La première différence qui saute aux yeux lorsqu’on compare ces béatitudes et ces malédictions, c’est la fin de la dernière béatitude : « réjouissez-vous, tressaillez de joie, dit Jésus, car votre récompense est grande dans les cieux ». On remarque vite que cette dernière n’a pas son pendant dans les malédictions. Jésus ne dit jamais : Soyez tristes, pleurez toutes les larmes de votre corps, allez-vous-en dans le feu éternel ! En mettant face à face les béatitudes et les malédictions, Jésus n’est pas du tout en train de séparer d’un côté les bons, les gentils, les sauvés et de l’autre les mauvais, les méchants, les répudiés. Bien au contraire, au début de son ministère public, il lance un appel pressant à la « grande multitude » venue l’écouter. Un enseignement qui n’a d’autre but que de permettre à chacun de vivre dès ici-bas du bonheur qu’il est venu apporter à toute l’humanité.
Alors quel est cet enseignement ? Je crois que c’est une autre différence qui va nous mettre sur la piste. En effet, quand on compare la quatrième béatitude avec la quatrième malédiction, on s’aperçoit là aussi d’un manque de symétrie. Jésus dit d’abord : « heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l’homme » avant de poursuivre : « Quel malheur pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous ! » La différence fondamentale entre les deux réside dans ces petits mots si importants : « à cause du Fils de l’homme ». Grâce à eux, on comprend que Jésus ne nous demande pas d’être maso ! Il ne nous dit pas de rechercher la haine ou le mépris pour être heureux… Il est précisément venu apporter du sens à ces derniers, en montrant leur cause fondamentale, à savoir lui-même. Il ne dit pas « heureux êtes-vous si l’on vous hait » mais « heureux êtes-vous si l’on vous hait A CAUSE DE MOI ».
Je crois que ce petit bout de phrase n’est pas placé en plein milieu du discours au hasard. Plus encore, je crois qu’il est comme la clé de lecture de l’ensemble du discours que nous entendons ce matin. Il nous donne de comprendre l’ensemble du discours est un appel. Un appel à découvrir que le bonheur ne se trouve que dans la relation, dans la relation avec Dieu, dans la relation avec les autres hommes. En effet, quel est le problème des riches ? C’est de croire qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Quel est le problème de ceux qui sont repus ? C’est qu’ils n’ont besoin de personne pour vivre. A l’inverse, quelle est le point commun entre ceux qui sont ici appelés « heureux », les pauvres, les affamés et ceux qui pleurent ? C’est qu’ils ont conscience, douloureusement, d’avoir besoin d’un autre ! Ils sont insatisfaits de leur situation ! Et donc, ils cherchent un donateur, un consolateur… et en définitive un sauveur.
Il est là, me semble-t-il, l’enseignement fondamental de cet évangile. Jésus ne cherche pas à nous saper le moral, mais à nous réveiller. Comme à cette foule qui se presse à ses côtés, Jésus nous pose une question : es-tu satisfait de ta condition actuelle OU attends-tu quelque chose de moi ? En d’autres termes, es-tu capable de te laisser déranger dans ton petit confort pour que je te donne le vrai bonheur ? Un bonheur que ce monde ne pourra jamais t’offrir…
Je crois chers frères et sœurs, que nous devons ce matin prêter une oreille attentive à ce questionnement… peut-être encore plus pertinent aujourd’hui qu’à l’époque de Jésus.
Car notre société fait tout ce qui est en son pouvoir pour nous rendre parfaitement autonomes, indépendants, voire autosuffisants. Je n’aime pas beaucoup accuser notre époque en faisant des généralités, mais je remarque combien cette dernière, assistée par les ressources numériques, nous pousse chaque jour davantage à croire que nous n’avons besoin de personne pour assurer notre bonheur. Plus besoin de demander conseil à un expert, j’ai Google sous la main. Plus besoin d’aller chez le boulanger, Darty m’a vendu une machine à pain. Plus besoin d’aller au cinéma, Netflix me propose plus de films que je ne pourrai jamais en voir. Plus besoin de passer du temps au supermarché, je peux faire mes courses sur internet. Plus besoin d’aller à l’église, j’ai accès à la messe filmée chaque jour depuis la grotte de Lourdes. A pas de loup s’infiltre dans notre esprit cette conviction sournoise qui nous explose un jour ou l’autre au visage : la société nous pousse à croire que l’on n’a besoin de personne d’autre que soi pour être heureux.
Eh bien ce matin, l’évangile s’inscrit en faux face à cette autosuffisance. Je crois qu’il nous appelle au contraire à devenir dépendants – terme que notre société cherche à éliminer à tout prix jusque dans la vieillesse et dans la mort. Le Christ nous rappelle à la raison par ces mots un peu rudes en nous montrant qu’il y a pourtant une bonne, une saine dépendance vis-à-vis des autres, et surtout vis-à-vis de Lui.
Alors, pour conclure cette homélie, je me garderai bien de vous faire la morale. Je me contenterai de poser une question qui se veut être l’écho de cette page d’évangile : qu’est-ce que j’attends des autres pour qu’ils m’aident à grandir en sainteté ? Qu’est-ce que j’attends de Dieu pour qu’il m’apporte le bonheur, le vrai bonheur qui n’aura pas de fin ?
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