Dix lépreux. Rien de moins, dix lépreux dans un village. Autant dire, une cohorte. Ou mieux : une totalité. Un peuple. L’humanité toute entière. Dont le problème principal n’est pas la maladie, mais ses conséquences : l’impureté. Il faut nous rappeler que ces lépreux ne peuvent plus s’approcher de quiconque, avoir une vie sociale, professionnelle, amicale, familiale. L’impureté – plus que la maladie – exclue. « Dix lépreux », dit l’évangile. On pourrait aussi dire dix exclus. Dix mis aux rebus. Un peuple d’intouchables. Une humanité rejetée. D’ailleurs, habitués à leur condition, ils « s’arrêtent à distance ». Et crient : « Jésus, maître, prends pitié de nous ! ». Cri du cœur, cri d’espérance, cri au secours. Ultime chance.
Jusque-là, à la rigueur, tout se passe comme dans tant d’autres récits de l’évangile. Mais la suite interpelle. Jésus ne s’approche pas, ne touche pas, ne fait aucun geste particulier en leur direction, n’a pas d’échange ni de dialogue avec eux, ne dit rien qui puisse laisser imaginer qu’il prend leur demande en considération : « Allez-vous montrer aux prêtres. » Il renvoie à la Loi, qui demande que les prêtres authentifient les guérisons des malades. Les lépreux y vont : Jésus renvoie des impurs à la loi. Ils obéissent et sont alors purifiés. Ne revient que cet unique. Un Samaritain, dont Jésus va louer la foi en disant qu’elle l’a sauvé. Sa foi, la foi du Samaritain, la foi de l’hérétique ! C’est la foi de celui considéré comme étranger et hérétique qui sauve l’homme de son impureté ! “On n’enchaine pas la Parole”, écrit Paul. Elle passe là où elle veut ! Voilà qui déstabilise les bons croyants que nous sommes. Rappelez-vous, dimanche dernier, juste avant cet épisode, les apôtres demandaient à Jésus d’augmenter leur foi ! Et voilà qu’à présent c’est la foi du Samaritain qui sauve. On comprend que la foi dont parle Jésus n’est pas d’abord le système théologico-religieux des Samaritains ou des Juifs, mais la foi en Christ. La foi de cet homme s’est recentrée sur l’essentiel, sur Celui qui donne la vie, Celui dont la Parole purifie et relève : Jésus.
C’est vers Jésus qu’il vient « rendre grâce ». L’expression est belle. Le mot en grec l’est plus encore : « euchariston ». Ce n’est pas un simple merci, aussi joyeux soit-il, que l’homme vient adresser à Jésus, mais une « eucharistie ». Celui qui était exclu par son impureté et rejeté par les juifs à cause de l’hétérodoxie de sa foi, est le premier à prendre place auprès de Jésus dans une eucharistie.
Nous sommes sûrement les premiers à regretter un trop peu de monde à la messe, passant notre temps à nous compter pour vérifier que le nombre ne baisse pas trop vite. Nous sommes sans doute les premiers à nous poser des questions quand, après tant de belles rencontres avec des catéchumènes, des familles qui demandent le baptême de leur enfant, des jeunes couples qui se marient à l’église, des familles rencontrées lors des deuils, ou que sais-je encore, personne, ou si peu, reviennent partager avec nous l’eucharistie.
Alors que nous entamons notre année en doyenné à la Lumière de l’Eucharistie, le récit de l’évangile nous ouvre à l’eucharistie comme lieu d’une double gratuité.
La première gratuité est celle du don de Jésus, de l’acte de salut de Jésus. Jésus n’a rien demandé aux lépreux en contrepartie de leur cri. Il accueille leur souffrance et les sauve de leur détresse immédiatement, sans même se mettre en avant puisqu’il les renvoie vers d’autres. Si ces dix lépreux sont image d’un peuple d’impurs, d’une humanité rejetée, reconnaissons-nous de cette humanité, avec son poids de péché, d’obscurité, d’ombre, de mal. Reconnaissons-nous de ce peuple qui a besoin du Maître pour être libéré de ce qui l’oppresse. Et reconnaissons la grandeur du Christ, qui nous sauve gratuitement. Il ne cesse de nous tendre la main, de se tenir à nos côtés. Il ne cesse de nous aimer miséricordieusement, jusqu’en cette eucharistie où il se donne à nous en nourriture, et en nourriture de salut. « Si nous manquons de foi, lui restera fidèle à sa parole, car il ne peut se rejeter lui-même », écrit Saint Paul à Timothée. Accueillant le don de Dieu dans sa Parole, dans son Corps et son Sang, dans sa Présence au milieu de nous et en nous, nous vivons l’expérience des lépreux purifiés.
La deuxième gratuité est celle que nous vivons lorsque nous « rendons grâce », lorsque nous « eucharistions ». L’Eucharistie est aussi cet acte gratuit de retour vers Jésus, pour lui dire merci et nous asseoir avec lui à la table du repas qu’il nous a préparé… anticipation du banquet éternel. Ne venons pas chercher quelque chose d’autre à la messe : comme l’homme purifié de sa lèpre, rassemblons-nous pour rendre gloire à Dieu pour les bienfaits qu’il nous offre, pour son salut offert à tous. Pour nous offrir à lui comme il s’est offert à nous. Saint Paul écrira aux Romains : « Je vous exhorte, frères, à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là votre culte spirituel » (Rm 12, 1). Rassemblons-nous pour chanter les louanges de Dieu qui fait toute chose nouvelle et nous relève de la mort… gratuitement !
L’eucharistie est donc ce double mouvement de gratuité de Dieu vers nous et de nous vers lui. Ce double mouvement de gratuité qui nous lie, nous et lui, dans une Alliance éternelle. Ensemble, en cette eucharistie, avec le lépreux guéri et sauvé, rendons grâce à Dieu.
Amen.
P. Benoît Lecomte
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