Ce n’est pas un scoop – et c’est même d’une banalité affligeante – que de dire que notre monde est de plus en plus morcelé, fragmenté, parfois atomisé. Les cultures entrent en comparaisons et en concurrence, et soit se font la guerre, soit se nivellent par le bas en écoutant la même musique, en mangeant les mêmes hamburgers, en portant les mêmes habits. L’accueil de l’autre, différent, reste un défi permanent de notre humanité, de notre « vivre-ensemble » comme on aime à dire, tant à l’échelle des continents, que des nations, que des régions, que des familles, que de nos relations. La violence du rejet des différences semble chaque jour franchir des seuils, au point que se pose même maintenant la question de l’avenir de notre monde. Les religions elles-mêmes ne sont pas en reste dans cette course à la primauté, et elles portent une part historique de responsabilité dans l’état de notre planète, des relations entre les peuples, et dans nos systèmes de pensées.
La fête de ce jour ouvre pourtant le cercle stérile et infernal de la violence et de la concurrence. L’Epiphanie est à la fête de Noël ce que la Pentecôte est à la fête de Pâques : le rappel de l’universalité du salut. Le rappel que l’événement de la venue de Jésus Christ en notre monde n’offre aucun privilège à quiconque, bien au contraire : « ce mystère, c’est que toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’évangile », clame Saint Paul. Toutes les nations. Il faut entendre : toutes les cultures, tous les systèmes politiques et économiques, tous les systèmes de pensée, toutes les langues, toutes les philosophies, tous les peuples, tous les Hommes. Le même Jésus, bébé couché dans une mangeoire, dira quelques années plus tard, au soir de son dernier repas entouré de ses disciples, qu’il verse son sang « pour vous et pour la multitude ». Même ouverture, même don offert à tous, même universalité du don de Dieu pour tous les hommes – et jamais pour quelques-uns qui auraient mieux compris ou qui sauraient quoi faire. Les mages venus d’Orient, ces hommes savants mais issus de peuples et de sagesses si loin de la foi juive, en sont les premiers révélateurs. C’est bien ce que manifeste leur arrivée – « manifestation, révélation », en grec : « Epiphanie ». La venue de Jésus Christ nous extrait de tout rejet de l’autre au titre qu’ « il n’aurait pas droit » ou qu’ « il ne serait pas destinataire de la Bonne Nouvelle ». Elle nous extrait même de la prétention à une religion unique et hégémonique. On peut même dire qu’elle est « sortie » de toute religion, puisqu’elle est pour tous, absolument tous, définitivement tous.
Ces mages se déplacent en suivant l’étoile… mais c’est en fait nous que leur déplacement déplace. Il nous déplace parce qu’il ne nous laisse pas tranquilles, dans la douce adoration de l’Enfant-Dieu, dans la communion d’un entre-soi rassurant. Il fait mieux : il nous fait lever le regard et nous ouvre l’horizon. Il déploie les potentialités de notre cœur et le champ de notre regard. Il nous fait entrer dans une véritable et nouvelle espérance.
Cette espérance, que l’année jubilaire qui s’ouvre ces jours-ci va nous permettre d’approfondir, d’enraciner, d’expérimenter, peut-être d’éprouver, de mettre en œuvre et en actions. Les mages et la fête de l’Epiphanie nous font entrer dans l’espérance que « tous les peuples sont associés au même héritage et au même corps ». Qu’il n’y a que la fraternité qui vaille aux yeux de Dieu et dans le cœur de chacun, puisque là est notre vocation commune, dans le Christ Jésus. Cette espérance qui nous oblige à sortir de notre confort parfois critique ou hautain, pour entrainer tous ceux que nous rencontrons dans la folie de l’amour du Christ qui transforme tout sur son passage, en nous libérant du poids de notre péché, en nous offrant son pardon, en nous faisant participer à sa vie. Je me permets de citer notre pape dans son homélie du 24 décembre à l’occasion de l’ouverture de l’année jubilaire :
« Sœurs, frères, c’est cela le Jubilé, c’est le temps de l’espérance ! Il nous invite à redécouvrir la joie de la rencontre avec le Seigneur, il nous appelle à un renouveau spirituel et nous engage à transformer le monde, afin que ce temps devienne vraiment un temps jubilaire : qu’il le devienne pour notre mère la Terre, défigurée par la logique du profit ; qu’il le devienne pour les pays les plus pauvres, accablés de dettes injustes ; qu’il le devienne pour tous ceux qui sont prisonniers des anciens et des nouveaux esclavages.
À nous, à nous tous, incombe le don et l’engagement de porter l’espérance là où elle a été perdue : là où la vie est blessée, dans les attentes trahies, dans les rêves brisés, dans les échecs qui brisent le cœur ; dans la lassitude de ceux qui n’en peuvent plus, dans la solitude amère de ceux qui se sentent vaincus, dans la souffrance qui laboure l’âme ; dans les longues journées creuses des prisonniers, dans les chambres étroites et froides des pauvres, dans les lieux profanés par la guerre et par la violence. Porter l’espérance là, semer l’espérance là. »
Les mages apportent du bout du monde à l’enfant Jésus ce qu’ils ont de plus précieux : l’or, l’encens, la myrrhe. Puissions-nous, dans leur sillage, déjà toute cette année, apporter à notre monde ce que nous avons nous aussi de plus précieux : notre espérance. Notre espérance en Jésus-Christ, venu en notre monde pour sauver tous les hommes et nous rendre libres de toute haine, de tout rejet, de toute peur.
Que cette année jubilaire soit année de grâce, d’espérance et de paix !
Amen.
P. Benoît Lecomte
Homélie pour l’épiphanie, par le P. Benoît Lecomte
Barbezieux - Baignes - BarretPublié le 5 janvier 2025
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