Il est des paroles révolutionnaires. Celles qu’on a entendu les dimanches précédents en sont : « Heureux les pauvres », « aimez vos ennemis ». Et il est des paroles de sagesses, qui nous semblent de bon sens. Celles d’aujourd’hui sont de celles-là, qui paraissent moins choquantes, moins rugueuses que les autres. Peut-être faut-il, malgré tout, les méditer pour en entendre l’essence, quand bien même on n’épuisera jamais l’évangile. Rappelons-nous la finale de l’évangile de dimanche dernier : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. » C’est à la suite de cet appel que vient ce passage sur les relations entre nous, entre disciples, pour devenir fils à l’image du Père.
Alors que nos relations sont souvent marquées par la comparaison, la concurrence, la compétition, la jalousie, avec l’envie, parfois inavouée, d’être le premier, le plus fort, le plus grand (on peut même trouver ce désir dans un service ou une humilité qui cherche d’abord à se montrer !), Jésus invite à se regarder soi-même et à plonger au cœur de notre cœur avant de regarder les autres. A sortir de cette logique du monde, pour entrer dans une autre logique : celle de la liberté d’être soi, celle de la liberté de l’amour. Celle qui vient puiser au plus profond de notre cœur pour y tirer ce qui est bien, ce qui est bon. N’est-ce pas cela, qui doit déborder de notre cœur, dans nos paroles et nos actions ? « Car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur », dit-il. Cette liberté qui nous fait advenir à ce que nous devons être, des femmes et des hommes enracinés dans le mystère de Dieu, qui tirent de ce Mystère leur propre sève pour grandir et devenir eux-mêmes.
Il en est ainsi quand nous voulons rendre service à quelqu’un. Jésus prend l’image des deux aveugles, qui risquent de tomber tous les deux dans un trou. Car si ma façon de servir l’autre est d’abord une façon de me mettre en avant, je perds la logique du maître, Jésus, qui donne sa vie totalement sans rien chercher en retour. Et je deviens aveugle, aveuglé par mes propres désirs personnels. Il nous faut d’abord « être bien formé pour être comme le maître », dit l’évangile, c’est-à-dire non pas rester sur le banc de l’école pour acquérir des connaissances, mais se laisser former aux dispositions que Jésus a lui-même dans ses relations aux autres. Puiser au fond de son cœur tout ce qui est bon, car c’est là que se niche l’appel à devenir fils et filles du Père, à son image. Et adopter le regard de Jésus sur ceux que nous voulons servir.
S’il est question de voir avec le regard de Dieu, il est encore question des yeux dans la suite de la parabole. Et de ce qui peut gêner l’œil pour voir : « la paille dans l’œil de ton frère », « la poutre dans ton œil ». Là encore, la pointe est dans l’hypocrisie qui pourrait se nicher dans les relations les uns avec les autres, en se prenant supérieur aux autres ou en croyant qu’on serait meilleur. Qu’elle est facile à reconnaître, cette hypocrisie, pourvu qu’on soit un tant soit peu honnête avec soi-même ! Combien de bons conseils prodiguons-nous aux autres, sans nous les appliquer à nous-mêmes ? Combien de dégâts et même de crime n’a-t-on commis, en Eglise, à cause de cette hypocrisie ! L’actualité en est encore chargée ces dernières semaines. C’en est alors fini de la vérité et de la fraternité entre nous tous. Mais avant de parler et d’agir, nous voilà invités à plonger, encore une fois, au plus profond de notre cœur pour y puiser à la source du Mystère de Dieu, de son amour et de sa vérité. A nous placer nous-mêmes sous le regard de Dieu pour nous laisser irradier de sa miséricorde et de son jugement, et devenir miséricordieux à notre tour.
Avouons-le, renversement radical de bien de nos façons de faire. Là est la révolution de cette Parole. Mais comme il est de saison de tailler les plantes de nos jardins ou les rangs de vignes pour qu’ils donnent de bons fruits, c’est à ce prix de retour au cœur de notre cœur que nous pourrons également donner de bons fruits autour de nous, pour peu que notre cœur reste branché sur le Christ. « Rendons grâce à Dieu qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ », clame Saint Paul aux Corinthiens. A la veille d’entrer dans le temps du carême, mercredi prochain, voilà déjà un lieu de conversion et une grâce à demander pour devenir enfants de Dieu à son image.
Nous disions que nos relations sont empreintes de comparaisons, de concurrence et de compétition. La foi au Christ nous fait voir les choses et les autres autrement. Nous ne sommes plus aveuglés par nos peurs et nos ressentiments. Nous sommes mus par un autre idéal, une autre perspective. L’autre n’est plus vu comme un ennemi ou un adversaire, un concurrent ou un rival duquel il faut se méfier. Il devient un frère, une sœur à aimer, qui mérite toute notre attention, notre estime et notre considération et avec qui nous avons un bout de chemin à faire, ensemble. Dans un monde dominé par la loi du plus fort ou celle du profit (et voilà une grille pour lire les événements du monde qui parviennent à nos écrans), Jésus instaure une autre logique : la loi de l’amour, la loi du cœur.
Que cette eucharistie, par la Parole de Dieu et la communion au même pain devenu Corps, convertisse nos vies à cette loi d’amour. Pour que nos relations en soient transformées, notre Eglise en soit renouvelée. Et pour que par notre prière, le monde entier, pris dans le filet de tant de violences, d’incertitudes et de calculs, découvre le bonheur d’aimer comme Dieu aime.
Amen.
P. Benoît Lecomte
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