par le frère François Cassingena-Trevedy
« Seigneur, souviens-toi de ce qui nous est arrivé,
Regarde et vois notre opprobre ! » (Lam 5, 1)
« Longtemps j’ai gardé le silence,
Je me taisais, je me contenais.
Comme la femme qui enfante, je gémissais,
Je soupirais tout en haletant… » (Is 42, 14)
Il y a eu le choc dans sa brutalité. Maintenant, le concentré, aussi infect qu’ « essentiel », infuse, la goutte d’acide étend son œuvre de dissolution dans le calcaire, la marée de glaires monte du tréfonds, impossible à réprimer. Une déferlante de larmes. De larmes physiques, réelles, brûlantes. Soudain jetée, l’énorme pierre étend toujours plus loin le cercle de son impact sur la surface de l’eau. Au vrai, ce sont des profondeurs insoupçonnées que la révélation toute récente des abus et de leurs proportions vient ébranler en nous. Que l’on me permette de parler ici un peu comme individu non pas solitaire, mais solidaire de ma génération : celle de l’après-midi qui marche vers le soir. Celle qui s’était éveillée à la conscience ecclésiale avant le second concile du Vatican, qui a partagé l’immense espérance dont cet événement était porteur et qui a tâché, presque toute une vie durant, d’en déployer les fruits théologiques, liturgiques, pastoraux, spirituels.
Certes, c’est bien au Christ, au Christ d’abord, que nous avons – oh ! très pauvrement, sans doute – « donné » notre vie, si tant est que nous puissions oser un tel verbe, alors que, comme l’apôtre Pierre au bord du lac, nous sommes bien conscients de nos faiblesses et de nos lâchetés. C’est pour lui que nous l’avons risquée. C’est dans sa direction que nous l’avons orientée. Mais tout cela, nous l’avons fait en passant par le porche de l’Église. De l’Église dont la constitution « Lumen Gentium » de Vatican II, à la suite d’Henri de Lubac et d’autres, venait d’explorer le magnifique « Mystère ». De l’Église-Corps et de l’Église-Épouse qu’évoquent les épitres pauliniennes. Mais aussi – comment faire autrement ? – en passant par le porche de l’Église-institution dont nous admettions alors sans l’ombre d’un soupçon qu’elle fût l’instrument, le vecteur, la dépositaire du dessein de Dieu sur l’humanité. « Peuple de Dieu, Cité de l’Emmanuel… », chantions-nous alors avec toute notre ferveur de jeunes choristes.
Ce qui se trouve mis à mal en nous aujourd’hui n’est pas la crédibilité de l’Évangile, mais le lien entre l’Évangile et l’institution qui affirme en être le véhicule, qui professe un lien héréditaire avec Jésus-Christ, alors que les exégètes mettent sérieusement en doute le fait que le Jésus de l’histoire ait jamais voulu fonder une « Église » avec tout l’appareil institutionnel sur lequel elle s’est appuyée, de plus en plus lourd et complexe, au fil des siècles ultérieurs. Ce qui fait difficulté pour nous, c’est une certaine opération mentale qui consiste à isoler Jésus-Christ de toutes les « adhérences » de l’hommerie (au sens quasi chirurgical du terme) qui ont ankylosé et déformé son Corps depuis deux millénaires. Ce qui vacille, ce qui plie sous la bourrasque, ce qui fait faillite aux yeux du monde qui nous observe, c’est tout bonnement l’article ecclésiologique de notre Credo : « Je crois en l’Église. » En ces jours d’épreuve « catholiquement » partagée (pourrait-elle l’être autrement ?), chacun de nous revient volontiers sur sa propre histoire et engage un travail d’anamnèse. Allons-nous dire, comme un personnage de Dostoïevski (Les Frères Karamazov) : « Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet » ? Allons-nous faire retentir un claquement de porte qui nous garantirait tout aussitôt, vu l’électricité de l’atmosphère actuelle, maints applaudissements au dehors ?
Nous avions donc tout quitté, ou presque, certains d’entre nous très jeunes encore. Nous étions « entrés » par le porche, nous avions fait le pas avec notre fraîcheur de fiancés, avec notre candeur mystique, avec notre disponibilité de cire, avec notre « philocalie » (amour de la Beauté) tellement ingénue. Alors même que nos capacités de jugement étaient comme suspendues par une espèce d’élan sacrificiel, nous avons rencontré parfois, en tâchant de composer avec cet environnement, une espèce de scoutisme prolongé, une ambiance collégienne, une spiritualité passée au prisme d’idéologies très temporelles. Nous avons connu – certains d’entre nous ont connu, dans le cadre de leur formation, l’imposition de lectures monolithiques, l’hagiographie prématurée des fondateurs, le viol littéral du courrier envoyé et reçu, et surtout cette fameuse « obéissance de jugement » qui culpabilise toute pensée personnelle. Certains d’entre nous ont même connu les « pénitences corporelles » dont les dégâts psychologiques sont considérables et dont la prétention rédemptrice est suspecte… Nous avions apporté notre enthousiasme, notre culture en incessant éveil, nos doutes légitimes, nos recherches universitaires, et nous avons rencontré l’indifférence, la méfiance invétérée à l’endroit du travail intellectuel, l’attachement farouche à des certitudes rendues indiscutables par la garantie du « Magistère », l’impératif feutré de la tranquillité générale, la loi d’une invincible inertie. Peut-être nous sommes-nous entendu dire que nous faisions peur. Jusque dans les plus hauts lieux du savoir catholique, nous avons observé de loin les jalousies, le carriérisme et les intrigues de palais. Avec une naïveté que l’âge a transformée peu à peu en lucidité, nous avons traversé tout cela. Jésus, en nous, a traversé tout cela. « Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin. » (Lc 4, 30). Jésus, le plus grand Naïf et le plus grand Lucide, car « il connaissait ce qu’il y a dans l’homme » (Jn 2, 25). Dieu merci, à l’issue de notre traversée, Jésus demeure intact, mais déshabillé de tous les atours dont on l’a affublé et dont on s’est affublé en son nom. « Voici l’Homme. » (Jn 19, 5).
Ce qui s’est révélé à nous il y a quelques jours réveille en nous des blessures personnelles et nous rappelle celles que beaucoup d’autres ont subies bien avant nous. Des blessures si anciennes, si antiques parfois, que nous n’en n’avons même plus conscience. Car les abus sexuels sont cousins d’autres abus, plus ordinaires encore, principalement ceux du pouvoir. Comment ne pas songer à la censure dont ont souffert un Loisy, un Lagrange, un Laberthonnière, un Teilhard de Chardin, un Congar et tant d’autres, moyennant des procédés qui s’apparentaient étrangement à ceux du KGB soviétique ? Le discours dogmatique, comme le discours moral, peut s’avérer tellement totalitaire… Est-il nécessaire de remonter plus haut et d’évoquer l’assassinat d’Hypatie par des moines alexandrins, la traque de tant d’hommes et de femmes authentiquement spirituels par l’Inquisition, le serment antimoderniste, les prostitutions de l’évangélisation avec la conquête du Nouveau Monde et le colonialisme ?
Avec le langage paternaliste qui s’entend encore dans l’institution, c’est le langage « maternaliste » qui nous est devenu inaudible. Très difficilement audible en tout cas. Église « Mater et Magistra »… Comme il s’est fêlé, comme il s’est éteint ces jours-ci, le son de ces cloches, naguère si cher à notre affection ! D’autant que sous la pression de l’histoire, des sciences exactes et humaines, des avancées incontestables de l’exégèse, de notre connaissance des autres traditions religieuses de l’humanité, de notre évaluation des proportions de l’Univers, de notre appréhension quant à la mortalité de notre planète, une espèce de « dieu plus grand » s’impose insensiblement à notre désir, à notre révérence et à notre adoration. Dans ce contexte, toute une configuration de l’Église institutionnelle (de son « récit », de sa mythologie, de son fonctionnement, de ses manigances courtisanes, de son positionnement sociologique) ne mérite plus notre foi : elle se voit marquée du sceau de la caducité et ne peut que sombrer dans les archives. Ce qui s’est produit le 5 octobre est une espèce de coup de grâce, dans les deux sens du terme : un geste qui achève (n’assiste-t-on pas d’ailleurs en ce moment à une espèce de curée ?), mais aussi la vitamine qui dope et qui prélude à un nouveau commencement. Car l’Église, compromise dans l’histoire, « amphibie » (vivant sur la terre comme au ciel, en enfer comme au paradis), est autant du côté de la Babylone que de la Jérusalem de l’Apocalypse : « Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la Grande ; elle s’est changée en demeure de démons, en repaire pour toutes sortes d’oiseaux impurs et dégoûtants… » (Ap 18, 2). « Je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu ; elle s’est faite belle, comme une jeune mariée parée pour son époux » (Ap 21, 2).
Oui, ces jours-ci, il nous faut aller jusqu’à ces frontières d’insolence, il nous faut descendre jusqu’en ces abimes du doute, jusqu’à cette audace du cri, il nous faut oser dire ce que nous frémissons de dire. Nous avons mis au monde, pendant plus de vingt siècles, une civilisation, ou plutôt une ébauche de civilisation plus ou moins pénétrée de « valeurs » chrétiennes qui peut s’honorer assurément d’admirables fruits de sainteté, mais nous avons laissé aussi beaucoup de ruines et nous ne sommes, finalement, qu’à pied d’œuvre. La situation « capitale » de Jésus-Christ dans le monde et dans l’Univers, énoncée par l’épitre aux Colossiens, n’est pas un présupposé impérial, monarchique, qui pourrait autoriser nos autocélébrations satisfaites, nos nostalgies de domination et notre assurance de triomphe final : c’est l’exigence d’une tâche, d’une œuvre à accomplir, d’un « travail au noir », patient, modeste, infinitésimal, au cœur d’un monde obscur, complexe, parfois hostile, mais surtout étonnamment ouvert lorsque l’on respecte sa consistance et que l’on touche sa foncière humanité.
L’état des lieux est sévère, la commotion subie est vertigineuse, la tentation de la table rase est puissante. Et pourtant (ce « et pourtant », entendons-nous bien, n’introduit aucune concession bienséante et va bien au-delà du simple « sed contra » propre aux argumentations scolastiques)… Et pourtant, donc, aujourd’hui, quoi qu’il en soit des désillusions, des blessures, voire des révoltes, ma « philocalie », je le vois bien, je le sens bien, demeure intacte. Mon amour des Saintes Écritures est intact, et c’est de l’Église que je les ai apprises. Mon amour pour la tradition « patristique » (de Basile de Césarée à Bernard Sesboüé) est intact, et c’est dans l’Église (indivise) que je recueille ce foisonnement d’une pensée qui a toujours quelque chose de neuf à nous dire. Mon amour pour la célébration liturgique est intact, et c’est de l’Église que j’en reçois les trésors anciens comme les trésors nouveaux. Mon émerveillement devant la longue procession des artistes est intact, et c’est dans l’Église ou à ses alentours que j’en vois surgir les chefs d’œuvre, des mosaïques de Ravenne aux vitraux de Manessier, d’Ambroise de Milan à Patrice de La Tour du Pin, du chant grégorien à Maurice Duruflé.
Mais que l’on n’aille point se méprendre. Cet attachement persévérant à l’Église n’est pas simplement d’ordre intellectuel, ni esthétique, ni sociologique, ni culturel, ni même affectif. Il revêt une dimension ontologique, « mystique », qui garantit son indestructibilité. Il est congénital, parce qu’au jour de mon baptême une pierre d’attente a été posée en moi, faite de ce que j’attends du Christ et de ce que le Christ attend de moi ; parce qu’à chaque eucharistie un pain est déposé entre mes mains comme une braise d’attente qui les brûle, exigence d’amour efficace et de cohérence existentielle ; parce que j’ai rencontré depuis longtemps et ne cesse de rencontrer aujourd’hui des hommes et des femmes, des frères et ses sœurs dont la vie fait authentiquement signe. D’ailleurs, n’est-ce pas encore de l’Église – de notre instinct baptismal – que nous vient cela même qu’il nous faut pour lui crier notre indignation et dénoncer ses crimes ? L’Église n’est réductible ni à une vieille boutique qu’il faudrait mettre à bas (ce qu’elle est pour les uns), ni (ce qu’elle est pour les autres) à un bien patrimonial qu’il faudrait sauvegarder, à une « valeur actuelle » qui attendrait d’être défendue pour des prétextes politiques très étrangers à l’Évangile. L’Église n’est ni à détruire au bulldozer comme une bicoque, ni simplement à restaurer comme un monument historique : elle est à construire tout court, à construire sans cesse, à incarner sans cesse dans l’histoire, postulée qu’elle est – nécessairement – par le caractère « social » (au sens fort du terme) de notre être-chrétien, par le dynamisme interne à la Semence une fois ensevelie. Elle est devant nous comme un appel, comme un aimant, comme un sommet. Car, à y bien regarder, toutes les réalités de notre foi – et par conséquent tous les ouvrages véritables qu’édifie cette foi – sont des réalités eschatologiques : elles sont bien moins réalisées qu’à venir.
En ces jours d’après, quoi qu’il en coûte, et loin de tout langage « maternaliste », je m’essaie à balbutier, malgré tout, les mots de la petite Thérèse : « Dans le cœur de l’Église, ma Mère, je serai l’amour. » Si la récitation du Credo ne nous mettait à l’épreuve, si elle n’agaçait parfois nos gencives comme du verjus, quel en serait le mérite ? Dussé-je décevoir ceux qui me féliciteraient chaleureusement d’un claquement de porte, j’ose balbutier encore, en toute connaissance de cause et certain de ne succomber à aucune aliénation : « Je crois en l’Église. » Encore qu’il ait été inlassablement contrarié, défiguré, trahi par ceux-là mêmes qui se réclamaient de lui – et bien sûr par moi-même –, je continue de croire en ce Projet qui s’est fait jour à travers la prédication inouïe et la crucifixion infâmante de l’homme de Galilée, « premier-né d’entre les morts » (Col 1, 18). Sur la bouche de Celui qui ressuscite sans cesse de nos ruines, de nos charniers, de nos immondices, l’évangile de Matthieu a placé ces mots (dont certains ont fait et continuent de faire si mauvais usage pour s’établir eux-mêmes) : « Je bâtirai mon Église. » (Mt 16, 18). A-t-on suffisamment remarqué que le verbe de cette déclaration, évidemment postpascale, est au futur ? Ainsi l’Église véritable, transcendant les gravats de l’institution comme les graffitis que celle-ci attire sur sa façade, est-elle au Futur. Non comme une utopie ni comme un lendemain qui chante, mais comme un Projet. Un Projet que nous accueillons comme un Don, dans le même temps que nous en sommes pleinement responsables comme d’un grand-Œuvre. En laissant leur pleine expression au dégoût et à la colère (ce temps-là est nécessaire et ne saurait être inconsidérément dépassé), il nous faut nous dresser maintenant tous ensemble, sur le fonds de notre dignité baptismale. Car notre foi en l’Église survit décidément à toutes nos déceptions. Cette foi, haute et difficile, est bien autre chose que la simple confiance en une configuration contingente de l’institution, laquelle, nous le voyons aujourd’hui, peut en effet tromper notre confiance et cesser de la mériter.
« Un temps pour détruire et un temps pour bâtir » (Qoh 3, 3).
« Quand le filet est plein, les pêcheurs le tirent sur le rivage, puis ils s’asseyent, recueillent dans des paniers ce qu’il y a de bon et rejettent ce qui ne vaut rien » (Mt 13, 48). Ce petit tableau dit à merveille le coup d’œil de l’homme Jésus et sa familiarité avec la vie réelle des hommes. En présence du Monde, au tribunal de ce Monde dont elle répète depuis si longtemps, et si distraitement parfois, après l’Évangile, que « Dieu l’a tant aimé » (Jn 3, 16), l’heure est venue, pour l’Église, des inventaires : inventaire de ce qui doit être jeté (tous les agrès ecclésiastiques, pour que vive l’ecclésial) et de ce qui demeure (le Christ, notre « grand Poisson » passé au feu de Pâques, et avec lui tout le « christique » de nos relations humaines et de nos existences dramatiques). L’heure est venue des inventaires, et plus encore des inventions. Non pas celles qu’élucubre une imagination pieuse, mais celles qui innovent dans le concret et qui passent à l’Action.
Frère François Cassingena-Trevedy, ermite.
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