Faire hospitalité à nos fragilités


La fragilité est une expérience inaugurale et ultime dans nos existences. Nos premiers moments de vie sont marqués de son empreinte : nous avons tous été enfants avant que d’être hommes. L’expérience de la fragilité et de la dépendance précède pour chacun de nous celle de l’autonomie; puis elle lui succédera. Elle continue de nous accompagner, de façon plus ou moins douloureuse et apparente, à des âges différents, à des périodes diverses de nos vies aussi dans des lieux pluriels de nous-mêmes : notre corps, notre psychisme, nos relations… Nous sommes confrontés à des limites, à des échecs, à ce que nous n’arrivons pas à dépasser, à, des faiblesses, à des impuissances, au handicap, à la maladie, au suicide, aux forces qui se retirent, les nôtres ou celles de ceux que nous rencontrons, à la vieillesse, aux séparations… La fragilité fait partie de notre quotidien et pourtant nous ne la choisissons pas (Ugeux). Qui de nous n’a pas de limites, de failles ? La fragilité est le propre de la condition humaine. Comme le dit le psychanalyste Winnicott, « le soi est un sentiment d’être fragile ».
Même notre autonomie, si chèrement acquise et valorisée dans notre société, est fragile. Elle est pleine de dépendance. Chaque personne est à la fois autonome et fragile; puissante et vulnérable. Nos capacités sont faites d’incapacités. Reconnaître ses fragilités ne signifie pas s’y complaire ou les entretenir de façon malsaine. C’est renoncer progressivement à la toute-puissance et entrer dans la porte étroite de sa finitude.

Mais toutes les fragilités ne sont pas du même ordre. Paul Ricœur (Ricœur-b) en distingue trois types: relatives à la parole, à l’agir et à la capacité de se conformer à un ordre symbolique. Ces différentes vulnérabilités ont des sources variables et appellent des interventions aux multiples visages.

Guillaume Le Blanc (Le Blanc) parle de précarité vitale qu’il oppose à la précarité sociale. La première est liée à notre finitude. Elle tient à ce que la vie nous échappe, aussi bien dans la mort que dans la joie de la naissance. La seconde au contraire est en rapport avec des situations d’injustice et d’inhumanité amendant l’avenir de la personne précaire. Elle est un scandale inscrit dans une histoire sociale particulière et non dans une fatalité.
Aucune situation familiale, communautaire ou sociétale n’est exempte de fragilités. Les soignants y sont particulièrement confrontés. Elles se manifestent dans de multiples registres, souvent associés : social, psychologique, sanitaire, psychiatrique, administratif culturel. . .

Dans l’accompagnement des personnes de la rue, la rechute dans l’alcool, la reprise de la violence, le retour à la rue de celui à qui on a trouvé un hébergement, le suicide de celui qu’on accompagne depuis si longtemps, la mort : tout cela déjoue nos projets, fait voler en éclats nos certitudes et notre confiance. La relation dans la durée avec des personnes souffrantes a ceci de transformant qu’elle nous fait mettre « bas les masques », ne serait-ce que face à nous-mêmes. Nos forces, nos certitudes n’en sont plus devant l’autre qui souffre et qui se retire de la société. Les soignants en sont affectés. Une étude de l’Association médicale canadienne (Gueulette) montre que la première cause de souffrance des médecins est la « confrontation à son impuissance et à la mort ».

La philosophe Agata Zielinski (Zielinski) suppose que dans le soin il y a une relation entre des personnes, soignantes et bénéficiaires, qui sont toutes vulnérables. Elle affirme que dans cette relation – d’aide, de soin ou d’accompagnement -, la vulnérabilité se trouve et s’éprouve des deux côtés. La souffrance habite le plus souvent cette relation : souffrance physique de la personne malade mais aussi morale du fait de la dépendance aux soins, de l’angoisse quant aux chances de rémission… Et, de fait, la souffrance se retrouve chez le soignant, parfois démuni face aux besoins insatisfaits du malade : absence de réponse adaptée, incapacité à soulager une souffrance morale, pression administrative, réminiscences personnelles… Le soin est pétri de relation et il se développe dans une dynamique relationnelle. Les aidants, les soignants, les accompagnants, mais aussi les responsables et les décideurs, ont probablement à gagner à reconnaître leur propre vulnérabilité. Si elle est reconnue à sa juste place, la vulnérabilité peut gagner une dimension éthique et devenir une vertu relationnelle.

Les soignants ont deux fragilités essentielles à reconnaître, qui sans leur être spécifiques sont particulièrement agissantes : celle liée aux limites de leur action, celle en rapport avec leur propre finitude. La première de ces fragilités concerne surtout les acteurs du cure et notamment les médecins. Issus d’une sélection universitaire sévère et régulièrement renouvelée, entretenus dans de « confraternelles rivalités », soumis aux pressions considérables du résultat et confrontés aux exigences croissantes des patients et de leur famille, les médecins sont formés à la performance du soin mais peu disposés à ses limites. Face à des situations qui parfois les dépassent, ils n’osent avouer leurs difficultés, de peur de se montrer faibles et de passer pour des incompétents. Or, limites n’est pas synonyme d’incompétences. Le vécu est celui de l’impuissance alors qu’il s’agit d’une impossibilité (Lebrun).

La mort est considérée comme un échec personnel par le médecin et comme un échec collectif par la société. Or la mort est inéluctable, tout humain passera par elle. La condition humaine passe par la reconnaissance de ses limites.

« Il faut combattre la mort et la souffrance le mieux que l’on peut, mais il ne faut pas rêver d’une vie qui en soit libérée », affirme André Comte-Sponville. Et il poursuit : « J’ai quelque inquiétude, parce que les progrès de la médecine sont tels que la tentation est grande de lui demander de nous masquer la fragilité humaine. Celle-ci fait partie de la grandeur de l’humanité : l’être humain est faible, incertain, exposé à la souffrance, à la maladie, à l’angoisse, à la mort, et il faut l’accepter ».

L’autre fragilité pour les soignants est de se reconnaître soi-même comme une personne potentiellement malade, exclue, « folle »; et donc à l’horizon d’accepter sa propre mort. Pas simple quand toute sa vie on a agi pour la repousser et la faire changer de visages.

Les soignants sont pourtant constitués de la même pâte humaine que ceux dont ils s’occupent.

Le soignant, l’aidant, l’accompagnant aussi sont fragiles. De cette fragilité commune à toute humanité. Loin d’être un échec, elle est l’occasion d’une relation qui gagne en épaisseur et en humanité. Elle rééquilibre l’asymétrie de la relation de soin ou d’aide. Accepter de partager cette fragilité, c’est entrer dans un « égal à égal », un « visage à visage ».

La reconnaissance de cette fragilité ontologique devant la mort peut être une chance inouïe d’humanisation dans une relation de soin. Y consentir ouvre à une expérience de décentrement où l’Homme accepte de n’être ni son origine ni sa fin. À un élan vers un au-delà de notre vie et notre présent. La vie est précaire, nos vies sont précaires. Étymologiquement, ce mot vient du latin precare, prier. Le précaire, celui qui est donc authentiquement vivant, est celui qui se fait demandeur, qui ose se mettre en prière.

Au prix de la reconnaissance de ces deux fragilités, il est possible pour les soignants de s’approcher d’un plus juste engagement envers ceux dont ils ont la charge du soin.

Et si situer la mort comme étant dans la vie n’empêchait pas d’œuvrer pour davantage d’efficacité dans le soin ? Et si consentir à son caractère inéluctable n’était pas le renoncement des impuissants mais le partage des humbles ? Et si l’expérience de la fragilité était une occasion privilégiée de s’engager sur un chemin spirituel ?

Expérimenter la fragilité nous oblige à remettre en question la soif de toute-puissance qui habite l’être humain. Se découvrir fragile peut devenir alors le point de départ d’un chemin vers la transcendance ou la sagesse. T’out itinéraire spirituel authentique passe en effet par une étape de dépouillement qui permet l’ouverture à une liberté intérieure toujours en devenir.

La tradition orthodoxe raconte qu’au fond d’une forêt, à trois cent cinquante kilomètres au nord-est de Moscou, vivait au XIXe siècle un ermite appelé Séraphin de Sarov. Il vivait dans une grande pauvreté, dans un dénuement complet. Pourtant, chaque fois qu’il recevait un visiteur il le saluait en ces termes : « Ma joie ! » Dans l’état de dépouillement extrême et de fragilité ultime qui était le sien, l’arrivée d’un autre humain prenait alors la densité d’une véritable visitation, Ce « fou en Dieu » nous interroge : pour trouver la joie dans une simple rencontre, ne faut-il pas avoir consenti à faire hospitalité à nos fragilités ?

Hospitalité avec un corps présent, hospitalité avec un cœur qui écoute, hospitalité comme lieu pour se laisser visiter par l’autre.

Jean-Guillem Xerri
Extrait de « le soin dans tous ses états »

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